Plateformisation des médias : les éditeurs doivent-ils s'inquiéter ?

Plateformisation des médias : les éditeurs doivent-ils s'inquiéter ? Facebook, Google ou Snapchat proposent un deal aussi attrayant qu'effrayant : héberger les contenus chez eux pour plus d'audience… mais avec moins d'indépendance.

Attention messieurs les éditeurs. Snapchat aurait envie de reprendre un peu de contrôle sur la vente de l'inventaire publicité proposé au sein de "Discover", apprend-on dans Digiday, et c'est bien ce qui pourrait un jour arriver aux médias ayant fait affaires avec Facebook et Google et leurs formats Instant Articles et AMP.

Reprenons le fil. La rubrique Discover, lancée début 2015, regroupe les chaînes de médias comme CNN, Vice, Buzzfeed ou encore MTV outre-Atlantique. Un partenariat gagnant-gagnant qui permet à Snapchat de proposer du contenu de qualité à son audience et aux médias présents de toucher une cible qu'ils ont aujourd'hui du mal à attirer : les 15 – 34 ans.

A ce jour, les éditeurs partenaires sont seuls maîtres de la vente de publicités sur les articles qu'ils publient au sein de Discover. Mais Snapchat, désireux d'offrir plus de reach et de meilleures capacités de ciblage aux annonceurs, veut aujourd'hui pouvoir jouer les régies et vendre directement des campagnes multi-éditeurs.

Pas de commentaires du côté de Snapchat. Même silence chez les médias partenaires. S'il était avéré, le revirement de l'application de partage de photos éphémères marquerait toutefois un nouvel épisode dans le tumulte des relations qui lient les éditeurs et plateformes.

Instant Articles, AMP, Apple News…

Des "je t'aime… moi non plus" qui ont pris une autre dimension en 2015 alors que les plateformes ont chacune lancé leur outil pour permettre aux médias d'offrir la meilleure expérience de lecture possible sur mobile. Facebook et Instant Articles, Google et AMP, Snapchat et Discover ou encore Apple et Apple News.

Dans tous les cas, la proposition est assortie d'une condition majeure : héberger le contenu au sein de ladite plateforme. Une exigence qui plonge l'ensemble des médias dans ce que Buzzfeed a baptisé l'ère du "distributed content". En France, on parle de plateformisation, terme qui a pour seul mérite de traduire la prise de pouvoir des plateformes dans la distribution du contenu.

Car il ne s'agit plus d'encourager CNN, Le Monde ou le Daily Mail à investir en pub pour créer du trafic depuis ces grands bassins d'audience vers leur propre site, comme ce fut le cas avec l'essor des pages Facebook et de Twitter. Non, on leur demande d'installer leur média dans le jardin des Facebook, Snapchat et consorts. Le discours tenu est le suivant : "Acceptez d'abandonner une partie de votre indépendance et faites-nous confiance, nous vous le rendrons au centuple tant du point de vue de l'audience que de sa monétisation".

Basculement vers le mobile

Un deal rendu attrayant par l'évolution des usages et le basculement de la consommation des médias depuis le Web fixe vers le mobile. Le mobile, cet univers très cloisonné où il est fastidieux de naviguer entre plusieurs applications et où il difficile pour une marque média d'émerger, concurrence au sein de l'App Store ou du Google Play Store oblige.

De l'audience et du temps d'attention, les plateformes n'en manquent en revanche pas. Facebook revendique plus d'1,5 milliard d'utilisateurs, Apple vend des centaines de millions d'iPhone et Snapchat touche près de 75% des 15-34 ans. Toutes sont en revanche beaucoup plus chiches en contenus, pourtant indispensables pour rendre leur audience plus captive.

Elles proposent donc aux médias de leur faire un peu de place en leur construisant des espaces et outils dédiés plutôt que de simples passerelles vers leurs sites et applications. A la clé, un contenu qui se charge beaucoup plus facilement et qui épouse les contours de la plateforme qui l'héberge. Pas un luxe sur un device où, comme le rappelait au moment de la sortie d'AMP le directeur du digital du groupe les Echos, Clément Courvoisier, "le confort de lecture importe autant que la qualité du contenu".

La distribution cannibalisée

Entre pragmatisme et résignation, les médias US ont décidé d'en prendre leur parti. La dernière levée de fonds de 50 millions de dollars de Buzzfeed lui permettra notamment de mettre sur pied une structure baptisée BuzzFeed Distributed et composée d'une vingtaine de collaborateurs ayant pour mission de produire "des contenus originaux destinés à des plateformes comme Tumblr, Imgur, Instagram, Snapchat, Vine ou les applications de messagerie instantanée." En d'autres termes, des contenus qui n'apparaîtront jamais sur le site buzzfeed.com.

Vox Media, éditeur des sites Polygon, The Verge ou Vox.com, a emboîté le pas du pure-player en postant une annonce courant octobre 2015 pour recruter son directeur des partenariats avec les plateformes. Un profil à même de "construire la vision qui supporte la stratégie d'investissements techniques sur ces plateformes émergentes" et "travailler avec les équipes éditoriales pour développer des contenus spécifiques aux audiences de chaque plateforme".

En France, tous ne sont pas aussi emballés. Certains nous ont avoué en off leur peur d'ouvrir un peu plus grand la boîte de Pandore alors que Facebook, Google et Apple cannibalisent déjà une partie de la distribution de contenus. Ajouter un intermédiaire entre sa production et le lecteur c'est risquer de dégrader un peu de sa marque en la diluant dans plusieurs plateformes.

Le président du directoire du Monde, Louis Dreyfus, ne dit pas autre chose : "une partie de notre travail est de garder l'internaute quand il vient chez nous, or Instant Articles fait disparaître l'environnement de l'article au profit de Facebook." Son homologue de 20 Minutes France, Olivier Bonsart, tempère : "Le Web n'est pas une rue commerçante où chacun tient sa boutique. C'est un réseau où les articles circulent de manière autonome et portent eux-mêmes la marque"

L'argument de l'audience

La plateformisation affecte jusqu'aux instituts de mesure d'audience qui pensent à basculer d'une mesure "site centric" à une mesure "content centric". Autrement dit mesurer le contenu quel que soit son lieu de consommation, sur une plateforme propriétaire ou non. Soit le meilleur moyen de désinhiber des médias qui font de l'audience l'un de leurs principaux arguments commerciaux. Ce dernier verrou sauté, on peut penser qu'ils hésiteront moins à déverser des torrents de publications natives sur les plateformes, trop heureux d'en récupérer la paternité côté audience.

Où en est-on ? Comscore a sauté le pas il y a quelques mois. En France, le comité Internet de Médiamétrie vient de voter "non pour le moment" à cette proposition poussée par Facebook. Derrière les contraintes techniques évoquées à haute-voix au moment du vote, toujours la même raison, moins assumée par les éditeurs : la peur de devenir des serfs dans le royaume des plateformes.

L'enjeu de la monétisation

C'est que la qualité du contenu et la maîtrise de la distribution ne sont que deux des piliers d'une marque média forte. La monétisation est le troisième. Or elle aussi pose question. Si sur un format comme Instant Articles, "l'éditeur est chez lui" et garde "100% du chiffre d'affaires que les publicités génèrent s'il s'occupe de la régie" comme le rappelle régulièrement Facebook, il est contraint d'utiliser les formats mis en avant par la plateforme et surtout ne peut y cibler les utilisateurs via sa data. Problématique pour des acteurs qui s'équipent aujourd'hui d'une DMP.

Surtout, installer sa maison dans le jardin d'un autre, c'est s'exposer au risque d'expropriation. Comme l'illustre l'épisode Snapchat Discover, les médias resteront éternellement soumis au bon vouloir des plateformes que rien n'empêche d'imposer à terme des conditions plus avantageuses pour eux.

Alors, la chasse aux nouveaux lecteurs justifie-elle de perdre une partie de son indépendance ?. Certes Google et Facebook captent à eux seuls 52% du marché publicitaire mobile aux Etats-Unis. Mais "on est déjà assez dépendants à Facebook", se désole le patron d'une grande marque média français. Pragmatique, Olivier Bonsart, qui teste déjà Instant Articles et AMP avec 20 Minutes, estime que "l'important est de pouvoir faire marche arrière facilement". Avant qu'il ne soit trop tard ?