La publicité, véritable moteur économique des sites Web illégaux
Les sites de streaming et de téléchargement illégaux prospèrent sur Internet. Leur modèle économique repose essentiellement sur les publicités qu’ils affichent, dont la plupart renvoient vers des sites à caractère pornographique — et ce quel que soit l’âge des internautes. Problème : notre justice n’est pas armée pour lutter contre ce phénomène. Seul procédé efficace : l’assèchement des revenus générés par ces plateformes, bien souvent gérées par des réseaux mafieux.
Bonne nouvelle : Internet n’est plus, ou plus tout à fait, une zone de non-droit. C’est ce qu’a appris à ses dépens un jeune développeur informatique français, jugé le 13 novembre 2019 par le tribunal de Besançon pour « contrefaçon par violation de propriété, violation des droits d’auteur et recel d’un bien provenant d’un délit ». Ce « petit génie de l’informatique », âgé de seulement 23 ans, était à la tête d’un site de streaming illégal très populaire, « seriefr.eu », qui proposait, avant sa fermeture par les autorités, quelque 2 millions de fichiers vidéo et attirait jusqu’à 700 000 visiteurs uniques par mois. Une plateforme qui aurait coûté des centaines de milliers d’euros aux ayants droit et rapporté, grâce à un système de liens publicitaires, 200 000 euros au jeune homme, contre lequel le parquet a requis huit mois de prison avec sursis.
Mafia 2.0
Ce n’est un secret pour personne, le nombre de sites Web proposant des contenus illégaux — musique, films, séries, jeux vidéo, événements sportifs, etc. — est en constante augmentation, notamment depuis la chute du géant Megaupload. Avec plus de 10 milliards de visites en 2017, les internautes français sont même les champions d’Europe du téléchargement et du streaming illégal. Or derrière le plaisir de disposer gratuitement de contenus d’ordinaire payants, et la facilité d’accès à ces mêmes contenus, se dissimule la face moins reluisante de ces pratiques. Si ces plateformes illégales furent, à leurs débuts, les créations de hackers isolés souhaitant abreuver leurs « communautés » de contenus divers et variés, elles sont aujourd’hui l’apanage de véritables réseaux mafieux, extrêmement bien organisés et aux ramifications internationales.
C’est ce que démontre une enquête du Parisien, datée d’octobre 2018 et consacrée aux inquiétantes dérives des plateformes illégales de streaming sportif — un phénomène qui attire 3,5 millions de Français chaque année et qui engendre un manque à gagner de 400 millions d’euros pour les chaînes payantes. Très simple à mettre en place, le piratage d’événements sportifs en live est répété des milliers de fois par des centaines de petites mains travaillant dans des « fermes » dissimulées en Asie ou en Russie, et implique une multitude d’acteurs, des fournisseurs aux fabricants, en passant par les régies publicitaires et les annonceurs — ces derniers participant, de fait, à rémunérer les organisations à la tête de ce trafic audiovisuel, grâce aux publicités présentes sur ces sites, qui sont la plupart du temps leur seule source de revenus.
On aurait pourtant tort de croire ces pratiques réservées à d’obscures officines étrangères. Comme l’a révélé en janvier dernier Mediapart, le géant du Web, Google, trempe lui aussi dans le streaming illégal. Ou plutôt sa régie publicitaire et véritable vache à lait, Google AdSense, dont certaines annonces ont été retrouvées sur l’un des plus célèbres sites de streaming illégal, « VoirFilms ». Preuve du flou qui règne sur ces questions et du peu de volontarisme de certains acteurs pourtant concernés au premier plan, la filiale française de la firme californienne, Google Ads France, aurait rejeté la faute sur sa maison-mère, tout en omettant de l’alerter en interne de la présence de ses produits publicitaires sur des sites illégaux.
L’approche “ follow the money ”
On l’a dit, sans publicité, pas de revenus pour ces plateformes illégales, et donc pas — ou sensiblement moins — de plateformes tout court. Ainsi posé, le problème est simple ; mais sa résolution plus complexe qu’il n’y paraît. Comme l’indique dans un rapport la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), l’une des manières les plus efficaces de lutter contre le piratage est l’approche appelée « Follow the money » : soutenue par la Commission européenne et mise en œuvre dans plusieurs pays du Vieux continent ainsi qu’aux États-Unis, elle est fondée sur une logique d’autorégulation entre les ayants droit et les acteurs de la publicité, les premiers identifiant les sites illégaux afin de les assécher financièrement.
C’est cette approche qui a abouti, l’année dernière, à la fermeture d’un des plus gros sites illégaux de streaming sportif, « beinsport-streaming ». Grâce à des interceptions techniques, les services de police et de gendarmerie ont ainsi remonté les différents flux financiers du site jusqu’à la tête du réseau, un homme qui aurait amassé 350 000 euros grâce aux revenus publicitaires générés sur sa plateforme. Il comparaît avec quatre autres prévenus depuis le 5 décembre devant le tribunal correctionnel de Rennes et risque, avec ses co-accusés, jusqu’à dix ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende pour délit de contrefaçon en bande organisée et blanchiment aggravé. Pour réelle qu’elle soit, cette avancée ne doit pas faire passer sous silence qu’en France, la justice manque de moyens pour lutter efficacement contre les sites illégaux.
C’est ce que déplore Gordon Choisel, président de l’association Ennocence, selon qui la première exposition des enfants à la pornographie intervient désormais à l’âge de 8 ou 9 ans. La faute, précisément, aux pop-up publicitaires pornographiques apparaissant, par exemple, sur les plateformes illégales sur lesquelles les enfants regardent des dessins animés. Pour mettre à mal leur modèle économique et les toucher au portefeuille, seul le déréférencement de ces sites fonctionne, entraînant alors une baisse du trafic, donc une baisse de revenus publicitaires et une fuite des annonceurs. Encore faut-il que la volonté politique suive et que les acteurs concernés s’engagent de concert pour lutter contre le streaming illégal et ses dérives.