Nicolas Rieul (Alliance Digitale) "L'Autorité de la concurrence peut désormais pleinement mesurer les effets anticoncurrentiels massifs de l'ATT"

Le président de l'Alliance Digitale est confiant quant à une décision favorable à la plainte déposée par des représentants des adtech, agences, régies et éditeurs français contre Apple au sujet d'App Tracking Transparency.

JDN. Voilà un peu plus de deux ans que l'Alliance Digitale, l'UDECAM et le SRI rejoints ensuite par le Geste ont saisi l'Autorité de la concurrence (ADLC) contre Apple pour abus de position dominante et manœuvre anticoncurrentielle matérialisés par sa politique anti-tracking ATT. Avez-vous une prévision de quand l'autorité donnera ses conclusions ?

Nicolas Rieul, président de l'Alliance Digitale. © Alliance Digitale

Nicolas Rieul. Malheureusement nous avons arrêté de faire des prévisions. Lorsqu'en mars 2021 l'ADLC a rendu sa décision concernant notre demande de mesures conservatoires, Isabelle de Silva, sa présidente à l'époque, avait évoqué un dénouement de ce dossier fin 2021. Nous sommes fin 2022 et nous attendons toujours la fin de l'instruction. Il est en effet nécessaire que l'instruction puisse être solide et cela demande du temps. Mais Apple est également très expert en matière d'allongement de procédures. Le souci est que le temps passant, les dommages créés se cumulent, détruisent la valeur de l'industrie publicitaire et continuent de favoriser Apple. Chaque jour qui passe, ce sont des sociétés qui ferment, des emplois qui s'arrêtent et des développeurs qui changent de business modèle. C'est pourquoi nous espérons que la notification de grief (l'acte d'accusation, ndlr.) à l'égard d'Apple ait lieu le plus rapidement possible. Ce serait dommage que l'autorité allemande, qui instruit la même plainte, le fasse avant l'ADLC française.

L'ADLC avait rejeté dans sa décision du 21 mars 2021 la demande de mesures conservatoires contenue dans votre plainte considérant qu'ATT n'apparaissait pas comme une pratique abusive. Ne serait-ce pas un indice défavorable sur le fond de votre plainte ?

Non, je ne pense pas, car dans ce cas l'ADLC aurait très bien pu rejeter la plainte. Il faut également comprendre que, pour prendre cette décision, l'ADLC s'est fondée à l'époque sur les déclarations d'Apple concernant ATT, qui n'était pas encore mise en application. La grosse différence désormais, c'est que nous nous basons sur des faits. Certains peuvent d'ailleurs regretter que l'ADLC n'ait pas eu l'audace d'accorder ces mesures conservatoires pour éviter que tous ces dommages ne se concrétisent. Mais le mal est fait désormais et ce qui compte, c'est que l'ADLC peut désormais pleinement mesurer les effets anticoncurrentiels massifs de l'ATT.

"Aucune autre société dans le monde a pu impacter négativement autant un secteur d'activité"

Je ne pense pas qu'il y ait eu d'autre société dans le monde qui ait pu impacter négativement autant un secteur d'activité. Pour l'ensemble des procédures en cours dans le monde contre ATT, je m'attends à ce que soit les amendes soit les montants obtenus par les plaignants au titre des dommages et intérêts se situent à des niveaux jamais vus auparavant.

Prenons des exemples très récents, comme Snap ou Meta, dont les résultats trimestriels ont déçu le marché, ou encore Criteo. Attribuez-vous ces baisses à l'ATT ?

Dans le cas des sociétés cotées en bourse qui ont communiqué, l'impact d'ATT sur leurs recettes publicitaires a été flagrant depuis l'entrée en vigueur de cette mesure, en avril 2021. Cet impact a été immédiat et continue de se produire. Il est très documenté et visible, il suffit de lire l'intégralité des résultats financiers de toutes ces entreprises. Mais cela n'est que la pointe visible de l'iceberg.

En France, les éditeurs et les médias ont vu leurs revenus publicitaires sur iOS décroître de 50%. C'est toute la chaîne de valeur sur ces univers qui en pâtit. Le rôle d'ATT dans ces pertes est flagrant et central : les crises diverses que nous traversons – sanitaire, sécuritaire, énergétique, économique – ne viennent que s'y ajouter et aggraver la situation. Pour l'ensemble de l'industrie mondiale, nous parlons de la destruction de plusieurs dizaines de milliards d'euros de revenus et de valorisation et de plusieurs dizaines de milliers d'emplois.

Les annonceurs aussi en subissent les conséquences avec des coûts élevés pour leurs campagnes, d'immenses difficultés pour se faire connaître et des ROI dégradés. Mais ce n'est pas tout : les consommateurs aussi en souffrent parce que pour la première fois depuis la mise en place d'ATT, le nombre d'applications payantes sur l'App Store a sensiblement augmenté, tout comme le prix de l'abonnement et des achats in-app. Les développeurs ne peuvent plus gagner leur vie avec le seul modèle publicitaire. A terme, c'est l'accès gratuit à une information de qualité qui est menacé qui est un point essentiel de notre vie démocratique. D'après l'Ifop, seulement 18% des classes populaires sont prêtes à payer pour de l'information en ligne. Apple attaque le pouvoir d'achat des Français et leur accès à l'information.

Que gagne Apple avec l'ATT ?

Il faut distinguer les deux business modèles de l'App Store : les commissions sur les abonnements et les ventes in-app, d'une part ; les commissions sur les publicités affichées sur l'App Store, Apple News, et demain sans doute Apple TV, d'autre part. L'ITP sur le web (initiative consistant à bloquer les cookies tiers sur Safari, ndlr.) et l'ATT sur l'in-app sont des stratégies préméditées de long terme qui consistent à bloquer l'accès aux données aux acteurs de la chaîne publicitaire (annonceurs, éditeurs, régies et adtech). Ce faisant, Apple affaiblit ces derniers, puisqu'ils ne peuvent plus compter le nombre d'utilisateurs, les cibler pour afficher de la publicité personnalisée, mesurer le ROI des campagnes, optimiser ces dernières, etc. En affaiblissant le modèle publicitaire de ses concurrents, Apple gagne à deux titres. Tout d'abord, il encaisse plus de commissions sur les applications payantes. Mais aussi, en maîtrisant lui seul les données, il crée un monopole de la donnée sur les utilisateurs iPhone, ce qui a pour effet de lui permettre de vendre mieux la publicité sur Apple Search Ads. Les études estiment à 4 milliards de dollars les revenus publicitaires d'Apple aujourd'hui, qui monteraient à 30 milliards dans les cinq prochaines années.

"Apple ne s'applique toujours pas ATT à lui-même"

Dans le classement AppsFlyer des solutions publicitaires in-app, Apple est n°1 en termes de performance sur iOS depuis qu'ATT est entrée en vigueur, alors que l'entreprise était à peine parmi les dix premiers avant. Cerise sur le gâteau, jusqu'à il y a peu, tout internaute était opt-in par défaut sur iOS et c'est d'ailleurs l'objet de la plaine qui a été déposée par France Digital contre Apple auprès de la Cnil. Déjà condamné en Italie il y a un an,  Il est fort possible qu'Apple soit condamné en France par la Cnil car le consentement de l'utilisateur n'était pas demandé. Depuis, ils affichent une fenêtre de consentement sur App Store mais cela n'est en rien comparable à ce qui est exigé dans le cadre d'ATT qu'Apple ne s'applique toujours pas à lui-même et à ses partenaires publicitaires.