Criteo : pourquoi c'est le bon moment pour vendre
Criteo serait à vendre, selon l'agence Reuters. L'information n'est pas officielle mais elle n'est pas non plus démentie par l'entreprise qui, sollicitée par le JDN, indique ne pas souhaiter s'exprimer sur le sujet. Ce n'est pas la première fois que des rumeurs faisant part d'une recherche d'acquéreurs par Criteo voient le jour. La nouvelle est cependant reçue avec beaucoup d'attention par les professionnels que nous avons consultés : "L'année 2022 a été difficile pour Criteo : il faut que l'entreprise se fasse acquérir maintenant, avant que la situation ne s'empire davantage avec la perspective de la fin des cookies tiers sur Chrome au deuxième semestre de 2024", nous confie un spécialiste en marketing digital ayant souhaité rester anonyme. "C'est leur dernière chance pour vendre l'entreprise avant que de très mauvaises nouvelles ne se matérialisent", ajoute un patron d'une entreprise de data marketing.
Car l'enjeu est bel et bien là : le spécialiste du retargeting, basé à Paris et coté à New York depuis 2013, pépite de l'adtech française, s'est vu frontalement challenger par la progressive montée en puissance de la rareté de son outil de prédilection pour opérer, le cookie tiers. Ce dernier est bloqué par Safari puis Mozilla dès 2018, année où le consentement explicite aux traceurs devient obligatoire avec le RGPD, baissant depuis le volume de cookies disponibles sur les autres navigateurs de 50% en moyenne. Sans compter la politique anti-tracking d'Apple sur iOS (ATT), entrée en vigueur en avril 2021, venue signer le coût d'arrêt au reciblage sur iOS, là où se trouvaient les plus gros budgets publicitaires.
En 2022, Criteo a vu son chiffre d'affaires baisser de 11% comparé à l'année précédente
En 2018, pour la toute première fois, ses revenus stagnent. En 2019, ils baissent de 2% en dollars courants. La hausse de 9% observée en 2021 ne parvient pas tout à fait à compenser la baisse de 8% enregistrée en 2020, l'année Covid. 2022 n'a pas changé la tendance : Criteo a vu son chiffre d'affaires baisser de 11% comparé à l'année précédente, pour descendre à 2,017 milliards de dollars. Si on ne compte que les recettes ex-TAC, c'est-à-dire une fois décompté les reversements à ses partenaires pour l'acquisition de trafic, l'adtech a fini l'année avec des recettes en hausse de 1%, à 928 millions de dollars.
Le souci est que sa transition bien entamée vers le retail media ne semble pas aller suffisamment vite pour supplanter l'activité historique, qui reste majoritaire. Dès 2016 en effet, l'entreprise a commencé à développer sa plateforme de retail media, devenue une business unit en 2019. En 2021, ses recettes de retail media ex-TAC comptaient pour 13,5% de ses revenus ; en 2022, avec 161,36 millions de dollars, elles pesaient 17,4%. Sur la période, cela représente une augmentation de 29,5% tandis que les recettes ex-TAC liées aux solutions marketing (et donc le retargeting) ont baissé de 10%. Une belle entrée en matière, mais peut-être pas assez rapide dans un contexte de retail media en pleine mutation.
Pas assez rapide sur le retail media ?
"Tant que les gros distributeurs ne s'y intéressaient pas trop, Criteo, bien placé sur la longue traine, pouvait se développer dans le retail media. Mais cette situation est en train d'évoluer", analyse Masaki Halle, head of data chez Havas Media Group. Les grands distributeurs ont de fait compris le potentiel business de ce créneau et s'y sont lancés, certains même en développant leurs propres outils propriétaires, comme le groupe Casino. De nombreuses autres plateformes technologiques s'y sont déployées ces cinq dernières années, attirant en partie certains clients du retargeteur. "Le départ de Carrefour l'année dernière a été une mauvaise nouvelle pour Criteo, qui est désormais moins bien positionné pour attirer les très grands distributeurs. Il faudra qu'ils parviennent à compenser par des partenariats avec des distributeurs moins puissants", poursuit Masaki Halle.
D'autant que la baisse du business historique de Criteo devrait s'accélérer selon plusieurs spécialistes que nous avons consultés, notamment à cause de la Privacy Sandbox de Google, qui tarde à tenir la difficile promesse de fournir des résultats concluants pour un retargeting nouvelle génération c'est-à-dire sans cookies tiers.
"Avec Fledge maintenir le même niveau de performance sera un vrai challenge"
"Criteo est parmi les entreprises qui ont le plus testé la Privacy Sandbox, dont son API Fledge, la technologie censée remplacer les cookies tiers sur Chrome pour le retargeting à partir du deuxième semestre de 2024. Et je pense qu'ils se sont rendu compte qu'avec Fledge maintenir le même niveau de performance sera un vrai challenge tout comme justifier leur valeur ajoutée comparé à un trading desk ou DSP classique. Tout simplement parce qu'avec Fledge, nous serons tous logés à la même enseigne d'un logiciel standardisé : l'industrie travaillera sur des cohortes de groupes d'intérêt et ne pourra plus ajouter des couches d'intelligence au système – tout restera verrouillé chez Chrome, aucune décision de trading ne pourra plus se faire impression par impression", conclut Masaki Halle. "La vache à lait de Criteo, qui continue de lui apporter beaucoup de cash, reste le retargeting malgré tous les efforts déployés pour développer le volet retail media. Avec la Privacy Sandbox, qui marchera beaucoup moins bien que les cookies tiers, il faut s'attendre à ce que leurs revenus en prenne un sacré coup", analyse notre patron anonyme du secteur du data marketing.
Mais sans le retargeting – qui pèse plus de la moitié de l'activité hors coût d'acquisition – que restera-t-il de Criteo ?" Et qui voudra l'acheter dans ce contexte ? "Criteo est à une croisée de chemins : soit il devra passer par un investissement massif afin d'être en mesure de disposer de bases de données propres adressables par mails hachés ou grappes d'ID enrichies de grands travaux de data science afin d'analyser, qualifier et de scorer les données, soit par un partenariat astucieux autour de ses actifs (principalement sa force de vente et son carnet de clients) soit enfin par une vente à un acteur qui saura prendre un de ces deux virages", conclut Micaël Beaucoral, CRO et associé du groupe Redpill.