Aux Etats-Unis, TikTok est sur le fil du rasoir
Le procès via lequel l'application chinoise de courtes vidéos conteste une loi qui pourrait conduire à son interdiction aux Etats-Unis s'est ouvert à Washington.
TikTok joue très gros, alors que s'est ouvert le 16 septembre le procès qui l'oppose aux autorités américaines. La plateforme de courtes vidéos chinoise conteste en effet la légalité d'une loi signée en avril dernier par Joe Biden, après un large vote bipartisan en sa faveur au Congrès. Elle donne neuf mois à ByteDance, l'entreprise mère de TikTok, pour vendre la branche américaine de ses activités à une société non chinoise. En cas de refus ou d'échec dans les délais impartis (qui peuvent être rallongés de trois mois supplémentaires à la discrétion du président américain), la société sera interdite aux Etats-Unis.
Une décision motivée par le danger que TikTok poserait à la sécurité nationale américaine. Etant donnée la proximité de ByteDance avec le gouvernement chinois, le risque est en effet grand, selon le raisonnement du gouvernement américain, de voir la plateforme diffuser de la propagande pour influencer ses utilisateurs aux Etats-Unis, ou encore utiliser des mises à jour et des patchs pour espionner leur téléphone et en extraire des informations personnelles.
Les Etats-Unis sont loin de représenter un marché négligeable pour la société chinoise : elle y compte environ 170 millions d'utilisateurs actifs, soit 17% de ses utilisateurs mondiaux. On comprend donc que ByteDance ait annoncé dès la signature de la loi son refus de vendre et son intention de contester la règlementation en justice. Même à supposer que le groupe change d'avis, trouver un repreneur pour une branche dont la valeur est estimée à 100 milliards de dollars ne s'annonce pas une mince affaire.
Liberté d'expression contre sécurité nationale
Pour contester la légalité de la loi, TikTok s'appuie sur le Premier amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui interdit aux autorités de limiter la liberté d'expression. Or bannir TikTok reviendrait à priver les utilisateurs de la plateforme d'un moyen de s'exprimer, selon l'entreprise. Un argument qui a déjà fait mouche à plusieurs reprises par le passé. Lorsqu'en 2020 Donald Trump a voulu interdire l'application par décret, ByetDance a obtenu d'un juge qu'il bloque cette décision, car contraire au Premier amendement. L'an passé, l'Etat du Montana a tenté à son tour d'interdire l'application, une décision de nouveau retoquée par un juge pour la même raison.
Malgré la common law américaine, qui accorde une large place à la jurisprudence, il n'est toutefois pas certain que TikTok l'emporte une fois de plus. En effet, une loi votée par le Congrès, qui plus est avec le soutien des deux bords de l'échiquier politique, a beaucoup plus de légitimité qu'un simple décret présidentiel, et peut donc moins facilement être bloquée par les tribunaux. La sécurité nationale et la politique étrangère étant la prérogative du gouvernement fédéral et non des Etats, la décision du Montana était plus fragile encore. Ce n'est pas le cas cette fois-ci. Enfin, là où Trump motivait son initiative par des dangers pour la santé mentale des utilisateurs, les parlementaires ont cette fois-ci pris grand soin de justifier leur décision par des risques pesant sur la sécurité nationale, un domaine dans lequel les tribunaux américains rechignent généralement à trancher, préférant laisser ce type de jugement au pouvoir politique.
"Cette loi a été précisément conçue pour résister à une action en justice. L'administration Biden et le Congrès ont collaboré étroitement dans cette optique. Elle est donc bien plus solide que celle de l'administration Trump. Son principal argument est que personne ne fait confiance à la Chine", estime James Lewis, du Center for Strategic and International Studies, un laboratoire d'idées non partisan spécialisé en géopolitique.
Selon lui, "le fait que 50 membres du Congrès aient écrit à la Cour contre l'appel de TikTok renforce encore la solidité de la loi. TikTok ne s'est pas rendu service avec une campagne de lobbying très grossière, incluant une visite de l'ambassadeur chinois au Congrès pour parler en sa faveur." Etant donné que "les tribunaux sont toutefois également très protecteurs du Premier amendement", il s'attend à un procès serré, mais juge une défaite de TikTok plus probable.
L'un des avocats de TikTok, Andrew Pincus, a déclaré lundi lors des premiers échanges que le gouvernement n'avait selon lui ni fourni une raison convaincante pour l'interdiction de TikTok, ni montré qu'il avait épuisé tous les autres recours possibles. La plupart des documents rassemblés par le Département de la Justice de l'administration Biden pour évaluer la menace que représente TikTok n'ont pas été rendus publics, le gouvernement affirmant qu'une telle divulgation constituerait précisément une menace pour la sécurité nationale, étant donné le caractère sensible de ces documents.
Un contexte présidentiel sous haute tension
Ce procès se déroulant alors que la campagne présidentielle bat son plein, il revêt également de forts échos politiques. Donald Trump, qui avait pourtant lui-même tenté d'interdire TikTok aux Etats-Unis et a toujours été partisan d'une ligne dure contre la Chine, a effectué un spectaculaire retournement de veste et se déclare désormais opposé à l'interdiction de l'application, promettant même de la sauver en cas de retour au pouvoir. Dans une vidéo publiée le 4 septembre dernier, l'ancien président déclarait ainsi "si vous voulez sauver TikTok en Amérique, votez Trump."
Plutôt qu'un véritable changement de convictions, il faut sans doute y voir une tentative de séduire les 170 millions d'utilisateurs de la plate-forme aux Etats-Unis, plutôt jeunes, une tranche d'âge qui vote majoritairement démocrate. Mais aussi, potentiellement, des pressions exercées par Jeff Yass, milliardaire et gros contributeur de la campagne de Donald Trump, dont le fonds d'investissement détient 15 % de ByteDance.
L'ancien président a également affirmé qu'une interdiction de TikTok serait du pain béni pour Facebook, dont le dirigeant, Mark Zuckerberg, est l'une des bêtes noires de Trump depuis qu'il l'a critiqué à mots couverts et, surtout, banni de Facebook après la tentative d'invasion du Capitole par ses supporters. Les récentes tentatives du patron de Facebook pour améliorer son image auprès de Trump et sa neutralité affichée lors de cette campagne ne semblent pour l'heure guère avoir porté leurs fruits.
Kamala Harris a jusqu'ici fait preuve de prudence. En effet, bien que la loi ait été votée avec un large soutien des deux camps, la popularité de l'application auprès des jeunes Américains fait de sa potentielle interdiction un terrain miné pour la candidate démocrate. Interrogée sur le sujet, elle a ainsi déclaré que l'objectif n'était pas d'interdire TikTok, simplement d'assurer un changement de propriétaire nécessaire à la sécurité nationale.
La décision des juges est attendue avant le 9 décembre, suite à quoi le perdant disposera d'un peu plus d'un mois pour un éventuel recours devant la Cour suprême des Etats-Unis. Un jugement déféré à celle-ci est l'issue la plus probable, selon Sarah Kreps, directrice du Tech Policy Institute de l'Université de Cornell. "La Cour Suprême a déjà dû trancher dans des affaires de modération de contenus présentant des caractéristiques similaires par le passé : une nouvelle technologie, des décisions sur la façon de l'utiliser qui ont un impact énorme sur la société, et enfin l'absence d'une feuille de route claire quant à la façon dont les acteurs privés doivent prendre ces décisions, et les décideurs publics les réguler."