Pour les "techies" ralliés à Trump, rien ne se passe comme prévu
Dans un épisode du podcast All-in enregistré juste après l'élection présidentielle américaine de 2024, l'un des participants propose à tous ceux qui ont voté Trump de lever la main. Les quatre personnes présentes, Jason Calacanis, David Sacks (coiffé d'une casquette MAGA), Chamath Palihapitiya et David Friedberg, tous entrepreneurs et investisseurs de la Silicon Valley, s'exécutent l'un après l'autre.
Dans ce podcast de deux heures très suivi par les techies américains, l'ambiance est à la fête, les participants enchaînent les blagues. Tous sont clairement ravis du résultat de l'élection, qui sonne pour eux le glas d'une administration Biden hostile à la tech, arc-boutée sur les régulations et la lutte antimonopole. Avec Trump, pensent-ils, ce sera le retour à une politique favorable aux entreprises, à un capitalisme débridé et à la défense des intérêts économiques américains partout dans le monde.
Une seconde administration Trump peu technophile
Alors que les cent premiers jours de la seconde présidence Trump sont écoulés, le bilan est pour l'heure beaucoup plus contrasté. En bourse, les "magnificent seven" ont même connu le pire trimestre de leur histoire. Et pour cause. En dehors de quelques mesures surtout symboliques, la nouvelle administration Trump n'a pour l'heure pas mis en œuvre l'agenda technophile qu'espéraient ses soutiens au sein de la Silicon Valley.
Prenons d'abord ce qui a sans doute valu le plus de critiques à l'administration Biden au sein de la tech : la lutte antimonopole, incarnée par Lina Khan à la tête de la FTC. Le choix de Trump pour remplacer cette dernière, Andrew Ferguson, a revendiqué son héritage et affirmé sa volonté de poursuivre la lutte contre le trop grand pouvoir dont bénéficient les big tech. Même chose pour Gail Slater, le choix de Trump pour diriger la division antimonopole du Département de la Justice, un autre poste stratégique. Les manoeuvres de Mark Zuckerberg auprès de Trump pour faire annuler le procès qui menace son empire de démantèlement sont restées lettre morte. Google risque de devoir vendre son navigateur Chrome suite à sa condamnation par le Département de la Justice. Et Apple vient d'essuyer une défaite retentissante dans son procès contre Epic Games, qui va l'empêcher de prélever de commissions sur les achats externes réalisés sur son système iOS.
La vague de baisses d'impôts et dérégulations promise par Trump tarde quant à elle à se manifester, le président ayant préféré focaliser son attention sur l'un de ses sujets favoris : les droits de douane. La guerre commerciale tous azimuts déclenchée par le président s'annonce catastrophique pour les entreprises de la tech. Les sociétés comme Apple et Tesla, dont la chaîne de valeur repose sur des composants massivement importés de l'étranger, en particulier d'Asie, risquent de voir leurs coûts exploser. Les champions de l'IA vont également sentir passer la facture, étant donné que les centres de données requièrent là aussi l'importation de nombreux composants : générateurs, matériaux de construction, équipements de refroidissement, etc. Début mai, Tim Cook a annoncé que les droits de douane risquaient de faire perdre un milliard de dollars à son entreprise, et ce rien que sur le trimestre en cours.
La politique migratoire de la nouvelle administration est un autre aspect défavorable à l'industrie de la tech, dont l'excellence s'est nourrie de longue date sur l'importation des meilleurs talents issus du monde entier. S'il s'est pour l'heure concentré sur l'immigration illégale, Donald Trump a également évoqué sa volonté de baisser le nombre d'immigrés entrant légalement dans le pays. Il pourrait pour cela réduire le nombre d'attributions de visas H-1B, sur lesquels s'appuient nombre d'entreprises de la tech pour recruter à l'étranger, comme il l'avait fait lors de son premier mandat. Sa rhétorique hostile vis-à-vis de l'immigration et ses actions mises en œuvre contre les grandes universités américaines ont en outre déjà eu un effet repoussoir pour les talents étrangers, au point que certains s'inquiètent de voir les Etats-Unis perdre en compétitivité dans l'IA.
Le virage trumpiste d'Elon Musk tourne au vinaigre
Demeurent l'IA et les cryptos, deux thèmes sur lesquels Donald Trump avait fait campagne, et où il a effectivement nommé des personnes proches de l'industrie à des postes clefs. Un décret signé par Joe Biden pour inciter à la prudence sur le développement de l'IA a également été torpillé par Trump. Pour autant, ces mesures relèvent pour l'heure principalement de la symbolique. Dans l'IA, elles ne suffisent guère à contrebalancer les effets négatifs des tarifs douaniers et de la politique migratoire. Dans les cryptos, Trump a en outre mis en place des memecoins dans le seul but de l'enrichir lui et sa famille, ce qui risque à long terme de nuire à l'image de l'industrie des cryptos en renforçant l'idée répandue qu'il s'agit d'une simple pyramide de Ponzi et non d'un secteur capable de vraiment créer de la valeur.
Mais nul autant qu'Elon Musk n'incarne autant la déconfiture que représente pour l'heure la seconde présidence Trump pour ses soutiens de la Silicon Valley. Après la victoire du candidat républicain dans les urnes, Elon Musk semblait bien parti pour exercer une forte influence sur Donald Trump, certains suggérant même que l'entrepreneur pourrait être le véritable cerveau de ce nouveau gouvernement, comme Dick Cheney était celui de l'administration Bush. Le cours des actions de Tesla s'est envolé, reflétant la confiance des investisseurs dans la capacité de Musk à faire bon usage de son influence sur le président.
Quelques mois plus tard, celle-ci semble beaucoup plus faible que prévu. Musk a tenté sans succès de dévier la ligne de l'administration Trump sur les droits de douane et l'immigration. L'action Tesla a depuis perdu de sa superbe, la nouvelle identité trumpiste et jusqu'au-boutiste d'Elon Musk faisant office de repoussoir pour nombre d'acheteurs, en particulier européens. Face à ces déconvenues, le milliardaire s'est mis en retrait, quittant la Maison-Blanche où il avait temporairement établi ses quartiers et réduisant son implication au sein du DOGE pour se concentrer sur Tesla.
Trump préfère sa base électorale
Davantage qu'une faillite des "techies" qui ont rejoint Trump, ce bilan pour l'heure décevant provient directement des contradictions internes à la coalition MAGA. La base de celle-ci est composée d'un mouvement populiste, tissé d'électeurs déçus par la mondialisation, victimes des délocalisations et hostiles à l'immigration de masse. Incarnée par des élus comme le sénateur du Missouri Josh Hawley et celui de l'Arkansas Tom Cotton, elle a, sur la plupart des sujets clefs, des intérêts opposés à ceux de la frange droitière de la Silicon Valley.
Elle souhaite une réduction massive des flux d'immigrés de tous horizons, et non une lutte contre l'immigration illégale assortie d'un accueil des meilleurs travailleurs étrangers. Elle est favorable au protectionnisme et hostile au libre-échange. Elle prend le parti du travail contre le capital, souhaite la protection des syndicats et la lutte contre les superprofits et les abus des grandes entreprises. Du point de vue des populistes, les cadres de la Silicon Valley, même de droite, constituent une élite privilégiée qu'ils regardent avec méfiance.
Durant la campagne, ces deux factions aux intérêts à maints égards opposés ont été réunies par une même hostilité à l'administration Biden ainsi qu'aux dérives de l'idéologie woke, qu'elles tiennent toutes deux en détestation. Mais depuis que vient l'heure d'appliquer un agenda politique, leurs contradictions éclatent au grand jour et Trump semble pour l'heure davantage soucieux de répondre aux demandes de sa base électorale originelle (rappelons qu'il fut élu en 2016 en raflant les voix des laissés pour compte des Etats de la Rust Belt à Hillary Clinton) qu'aux récents transfuges de la Silicon Valley.
Nous n'en sommes bien sûr qu'au début de la seconde présidence Trump, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions définitives. Connu pour son imprévisibilité, Trump pourrait en outre changer radicalement de cap et adopter des politiques plus favorables à ses soutiens de la Silicon Valley. Mais pour l'heure, les figures de la tech qui ont soutenu Trump dans l'espoir qu'il serve leur intérêt sont sans doute quelque peu déçus. Si cette situation venait à se poursuivre, elle pourrait entraîner un recentrage, voire un nouveau virage à gauche de la Silicon Valley, dont les employés sont, rappelons-le, très majoritairement démocrates.