Les fondations invisibles de notre souveraineté numérique
La France veut un numérique souverain, mais ses infrastructures fragiles la rendent dépendante, et donc vulnérable. Repenser nos fondations technologiques est un enjeu stratégique oublié et décisif.
Le récent rapport de la Cour des comptes sur les systèmes d’information civils de l’État dresse un constat sans appel : la France reste dépendante des géants étrangers du cloud, vulnérable face aux cybermenaces et dépourvue d’une stratégie claire et coordonnée pour assurer sa souveraineté numérique. Ce constat s’inscrit dans un déséquilibre plus large : les entreprises américaines investissent 40 fois plus que les européennes dans l’IA (1), concentrent 53 % de la puissance mondiale de calcul et captent 70 % de la croissance du cloud (2). Mais aucun chiffre consolidé n’existe pour les infrastructures numériques. On sait seulement que, dans le numérique au sens large, l’écart d’investissement atteint déjà 1 360 milliards de dollars… (3)
Trop longtemps, la transformation numérique a reposé sur un malentendu : nous avons priorisé les couches visibles en oubliant les fondations. L’infrastructure – réseaux, datacenters, cloud, stockage – est pourtant le socle de la performance et de l’indépendance numériques. Fragilisé car fragmenté, obsolète et mal documenté, ce socle est devenu un angle mort : chaque panne, chaque cyberattaque, chaque incapacité à innover trouve son origine dans cette dette technique accumulée. La modernisation des infrastructures est le combat oublié, mais elle conditionne tout le reste : sans elles, pas de cloud hybride fiable, pas d’IA utile, pas de cybersécurité durable.
Retrouver l’agilité c’est bâtir des infrastructures hybrides, c’est-à-dire un équilibre entre ce qui est hébergé en propre et ce qui repose sur des environnements cloud, capables de rendre le système d’information flexible et interopérable. Ces architectures donnent la liberté de déplacer une application, d’intégrer une technologie ou d’adapter ses capacités de calcul sans dépendance subie. C’est ce que j’appelle regagner du temps technologique. Cette maîtrise implique aussi de reprendre le contrôle de ses données, en étant capable de les localiser et en distinguant ce qui est critique ou sensible de ce qui ne l’est pas. L’essor de l’intelligence artificielle renforce encore cette exigence. Les moteurs d’IA s’appuient sur l’analyse et le traitement de volumes massifs de données : savoir où elles sont localisées, comment elles sont gouvernées et dans quelles infrastructures elles sont traitées devient essentiel. Ces modèles doivent pouvoir fonctionner aussi bien dans les environnements des clients que dans le cloud, ce qui suppose des socles hybrides, réversibles et maîtrisés.
C’est aussi un enjeu de sécurité. Orchestrer ses systèmes, c’est comprendre les dépendances, sécuriser les échanges, anticiper les failles. Une cybersécurité solide ne se construit pas par-dessus : elle se conçoit en amont, comme une propriété native des architectures. Orchestrer, c’est sécuriser et optimiser. Les coûts cachés, les pannes, les incidents d’un système vieillissant dépassent largement les économies apparentes. Plusieurs entreprises françaises l’ont déjà constaté : des infrastructures plus agiles leur ont permis d’intégrer plus vite l’IA et de réduire de moitié les coûts liés aux incidents. Moderniser, c’est investir dans la prévention plutôt que dans la réparation.
Réinvestir dans nos infrastructures n’est plus un choix technique : c’est un impératif de prévention, de souveraineté et de performance. Les décideurs publics comme privés doivent l’intégrer parmi leurs priorités : investir dans des architectures modernes et maîtrisées ; faire de l’orchestration des systèmes critiques un pilier de toute stratégie numérique ; construire une doctrine européenne claire pour le cloud hybride, intégrant la localisation des données et la sobriété énergétique ; et développer des programmes de formation continue reliant les métiers des réseaux et de la donnée. Sans ce socle, aucune autonomie stratégique ni compétitivité durable ne seront possibles. Avec lui, administrations, États et entreprises européennes peuvent reprendre la main et bâtir un numérique réellement souverain, au service de leur puissance et de leur sécurité.
(1) et (3) – ECIPE (European Centre for International Political Economy). Bridging the Digital Investment Gap between the EU and the US. Bruxelles : ECIPE, 2024.
(2) – Institut Montaigne. Souveraineté numérique : l’Europe peut-elle encore agir ? Paris : Institut Montaigne, 2023.