Entre l'UE et les GAFAM, quel avenir pour les applications "pluviers" ?

Les évolutions légales impulsées par l'Union européenne conduisent les GAFAM à adapter leurs modèles économiques, avec de possibles conséquences sur le monde du développement d'applications.

Au commencement étaient les Stores

La nature est ainsi faite que des synergies déconcertantes s’y installent parfois. Les crocodiles ont ainsi pour habitude après un repas copieux de se reposer sur les rivages. Des oiseaux appelés pluviers, surnommés "dentistes de la jungle", viennent alors picorer dans leurs mâchoires et se nourrir.

Quand on parle du marché du numérique européen, évalué en 2023 à 65 milliards d’euros, c’est un essaim non négligeable de pluviers qui cohabitent aujourd’hui avec les GAFAM. Pour de nombreuses, sinon la totalité des applications mobiles européennes, la présence de leurs solutions sur les plateformes de téléchargements d’Apple, de Google ou de Microsoft est une condition impérative à leur accès au consommateur final.

Cet accès aux market place emporte bien sûr des conditions techniques, le plus souvent au bénéfice de l’usager, sur des enjeux de compatibilité, de sécurité et d’utilisation des données. Mais il est aussi conditionné au paiement de commissions et à l’utilisation, pour Apple par exemple, de la solution de paiement intégrée à la marketplace.

S’en suit un modèle économique où plusieurs acteurs ont la fonction de place de marché et génèrent une importante valeur de cette position, dans un système oligopolistique avec une quasi-impossibilité pour un nouvel acteur d’exercer une fonction similaire étant donné les effets d’échelles. A titre d’exemple, ce sont 1,81 millions d’applications qui sont référencées sur l’App Store d’Apple, pour plus de 1,5 millions sur le Google Play Store.

Let’s shake things down a bit

C’est conscient de cette situation que l’Union européenne s’est penchée depuis plusieurs mois sur le sujet et a finalement fait adopter le Digital Market Act (DMA), lequel rentrera en vigueur à compter du 7 mars avec une application progressive jusqu’en juin 2024. Une législation fleuve où coexistent de nombreux sujets avec l’ambition de donner un cadre normatif global au marché européen de la tech en favorisant la protection du consommateur et la concurrence, piliers historiques des législations économiques européennes.

Mais c’est sur une disposition particulière que se concentre une bataille politique aux fortes conséquences économiques : la définition des gate keepers. La Commission les définit comme une entreprise offrant une core platform service dans au moins trois états membres, détenant plus de 45 millions d’utilisateurs européens actifs, plus de 10 000 utilisateurs business et ce depuis au moins trois ans.

Depuis le 6 septembre 2023, 6 entreprises et une vingtaine de leurs solutions sont désormais des GateKeeper : Alphabet, Amazon, Apple, ByteDance, Meta et Microsoft.

Une première passe d’arme a déjà conduit la commission à exclure quatre services d’Apple et de Microsoft de ce périmètre (iMessage, Bing, Edge et Microsoft Advertising). Mais pour les stores, les obligations propres au statut de gate keeper seront applicables. Les gatekeepers n’ont plus le droit de favoriser leurs propres services et produits ou d’exploiter les données des entreprises utilisatrices pour les concurrencer. Mais les entreprises utilisatrices peuvent également conclure des contrats en direct avec leurs clients ou proposer leurs services indépendamment du gatekeeper. En clair, Apple n’a plus le droit de forcer l’utilisation d’Apple pay pour une application mobile de l’App store. De même, elle ne peut plus contraindre l’utilisation de Safari sur un iPhone.

Les premiers conflits, révélateurs de positionnements stratégiques ?

Les réponses apportées par les gatekeepers à ces nouvelles contraintes normatives sont de natures très différentes et révélatrices de leurs stratégies.

Pour Apple, c’est la confrontation qui prédomine. Les nouvelles CGU de l’App store prévoient désormais le paiement par les applications d’une «Core technology fee » de 0,5 centime d’euros par téléchargement, complété d’une commission de 10 à 17% pour son utilisation, complété d’une autre commission pour l’utilisation de sa solution de paiement. Les entreprises n’acceptant pas ces nouvelles CGU peuvent choisir de conserver les anciennes conditions générales.

Des entreprises comme Spotify ont vertement réagi à ces évolutions, considérant que si elles respectaient la lettre du DMA, elles n’en respectaient pas l’esprit. Apple a de son côté estimé que pour plus de 99% des développeurs, les frais liés à l’utilisation de l’App store demeureraient inchangés ou en diminution.

Concernant les progressive web app jusqu’ici opérables via Safari mais faiblement intégrées, elles se voient purement et simplement supprimées en tant que tel, devenant une somme de raccourcis de navigateurs.

Google a adopté une stratégie différente, proposant une réduction des commissions de 3% pour les développeurs dont les consommateurs passeraient par une autre solution de paiement que celle de Google. Des éléments ont également été communiqués pour faciliter la récupération des données et leurs exports sur d’autres plateformes de traitement.

Pour les deux géants de la Tech, deux stratégies se dessinent : Apple propose le maintien du statut quo pour conserver les bénéfices de son modèle totalement intégré, là où Google semble multiplier les ouvertures, pariant que celles-ci sont la meilleure garantie de maintenir les développeurs dans son store, y compris si ce maintien doit se traduire par la perte de quelques services annexes.

Quelles conséquences dans le développement d’applications mobiles ?

Les choix actuels de gatekeepers permettent de réfléchir à plusieurs impacts :

  • Un caillou dans la chaussure du no-code européen : les solutions no code permettent de créer notamment des progressive web-app. La diminution de l’expérience utilisateur sur iOS pourrait freiner le développement de ces technologies, sans pour autant supprimer ses autres usages (solutions hors store ou pour d’autres usages que les app mobiles). Le framework Ionic pourrait donc pâtir de ces évolutions au niveau européen.
  •  Un mouvement dans les langages de programmation : De plus en plus de framework et de technologies permettent de créer des applications fonctionnant sur plusieurs systèmes d’exploitation mobiles de manière indifférenciées (Flutter avec Dart, React Native, Rust…). Néanmoins, chaque système d’exploitation offre des possibilités de performances accrues en utilisant un langage spécifique (Kotlin pour Android, Swift pour iOS). Les évolutions des modèles économiques de stores peuvent à terme influencer les choix de déploiement de nouvelles applications, en privilégiant un système plutôt qu’un autre pour la première sortie d’une application, et donc la popularité des langages dédiés à ces systèmes.

L’entrée en vigueur du DMA se fera néanmoins progressivement, et sa mise en application au travers de jurisprudence ou de contestation en justice le sera également, réservant de nouvelles stratégies pour les crocodiles comme pour les pluviers. Dans la jungle comme dans le développement, l’adaptation reste la clé !