Les télécommandes de courses alimentaires, fausse bonne idée ?

Les télécommandes de courses alimentaires, fausse bonne idée ? Carrefour est le dernier en date à rejoindre la ruée des distributeurs vers les devices de courses en ligne. Les usages suivront-ils ?

Carrefour annonce le lancement ce 9 février de Pikit, une télécommande permettant aux consommateurs de scanner ou de dicter des produits pour les ajouter à la liste de courses de leur compte Carrefour Drive. Après un rapide paramétrage, le device communique en bluetooth ou en wifi avec le mobile, la tablette ou l'ordinateur de l'utilisateur et met à jour son panier. Il n'aura plus qu'à finaliser la transaction et passer retirer ses courses dans le drive de son choix.

"Les premiers utilisateurs (une centaine de clients testeurs, NDLR) font leurs courses trois fois plus vite que directement en ligne, souligne Yaron Amar, directeur de l'e-commerce alimentaire de Carrefour France. Sur le site, cela prend normalement une quarantaine de minutes. Mais avec cet outil, on peut descendre jusqu'à 5 minutes grâce au temps gagné sur la constitution de la liste." Un bénéfice significatif apporté au client, qui justifie donc de lui vendre la télécommande Pikit. En l'occurrence 29,90 euros mais pas d'abonnement, pour un device se rechargeant par prise usb toutes les deux ou trois semaines seulement et se mettant à jour tout seul, comme une box Internet.

Le versant applicatif a également été pensé pour ce nouvel usage. La liste de course alimentée par Pikit distingue clairement les produits scannés et dictés et permet d'écouter le mot enregistré. Pour chaque article, que Carrefour le commercialise effectivement ou non, un moteur de substitution propose des références équivalentes. Modifier le format ou la quantité est également un jeu d'enfant.

L'utilisateur utilise Pikit pour scanner le code-barre d'un produit © F.Fauconnier / JDN

Le groupe de Georges Plassat n'est pas le premier à se positionner sur cet usage encore balbutiant. Depuis qu'Amazon a lancé sa télécommande Dash en avril 2014 pour alimenter les listes de courses Amazon Fresh, tous les distributeurs semblent s'être mis en tête de le copier. Il faut dire que le principe semble excellent : on compose sa liste au fil de l'eau, toute la famille peut participer, on évite d'oublier certains articles et il est encore possible, avant de valider la commande, d'en évincer les boîtes de gâteaux subrepticement rajoutés par des petits farceurs.

Capture de la liste de courses Pikit sur l'app de Carrefour Drive © S. de P. Carrefour

En France, Chronodrive a été le premier à dégainer en lançant Izy en mars 2015. L'enseigne du groupe Auchan s'est approprié la télécommande de la société californienne Hiku pour lancer un service similaire à Pikit. Izy sait par ailleurs se baser sur les préférences de l'acheteur pour lui proposer les trois produits les plus pertinents lorsqu'il se borne à dicter "chocolat". Egalement commercialisé 29,90 euros, il a rapidement ajouté le Web fixe aux apps iOS et Android sur lesquelles il avait été lancé.

Un autre retailer peaufine actuellement sa propre télécommande de courses en la testant auprès de quelques clients. Il s'agit d'Intermarché, qui selon nos informations ne devrait plus tarder à lancer "Api". On n'attend finalement plus que celle d'E.Leclerc dont l'activité drive, qui représente la quasi-totalité de ses 2,4 milliards d'euros de chiffre d'affaires 2015 en ligne, est tout de même la plus importante de l'Hexagone…

Car si la commodité apportée au client paraît évidente, les distributeurs peuvent également espérer en retirer des bénéfices. Des paniers un peu plus importants car moins sujets aux oublis mais aussi une fidélisation des acheteurs séduits par le service, qui arrêteront de passer d'une enseigne à l'autre. Et pourquoi pas l'acquisition de nouveaux clients attirés par la praticité et le gain de temps offerts. "Nous lançons Pikit sur le drive car c'est le segment qui se développe le plus vite, donc nous maximisons nos chances, précise Yaron Amar. Mais nous le connecterons à Ooshop d'ici fin 2016." Le cybermarché de Carrefour est certes en train de renouer avec la croissance mais il ne peut que profiter d'une possibilité de parcours d'achat moins fastidieuse qu'en ligne.

Des démarrages peu enthousiastes

Cet engouement des distributeurs masque cependant un frein non négligeable : les usages ne sont pas au rendez-vous. Chronodrive, qui prévoyait que 10 000 de ses 700 000 clients actifs adopteraient Izy en 2015, préfère aujourd'hui ne pas chiffrer l'adoption de sa télécommande. "Nous sommes très satisfaits, commente simplement Julie Leconte, directrice client de l'enseigne. Le lancement a été une réussite et nous allons poursuivre le projet."

Bouton Amazon Dash pour de la lessive Tide © Alexander Klink - CC BY 4.0

Comme à son habitude, Amazon ne communique pas le nombre d'utilisateurs de Dash. Toutefois, le service a fait l'objet de nombreuses critiques. Depuis, le géant américain expérimente de nouvelles approches. En mars 2015, il a lancé un bouton Dash, petit device à 4,99 dollars qu'on associe à un produit spécifique (produit d'hygiène, cartouche d'encre, café…) et une quantité donnée, sur lequel il suffit d'appuyer pour déclencher un réapprovisionnement. Mais malgré les 60 marques partenaires, ces boutons ont suscité davantage de moqueries que de ventes. Sûr de sa bonne idée, Jeff Bezos tente actuellement autre chose encore. En janvier 2016, Amazon a annoncé avoir signé avec de nombreuses marques pour qu'elles incorporent elles-mêmes des boutons Dash à leurs produits (imprimantes, lave-vaisselle, carafes filtrantes…). Et a lancé officiellement une API jusque-là en beta permettant à n'importe quel fabricant de connecter son objet au Dash Replenishment Service, pour faciliter ou automatiser le réapprovisionnement des consommables associés.

Le début de la courbe d'apprentissage

Face à ces perspectives encore assez opaques, Carrefour se garde bien de divulguer les objectifs qu'il a fixés à Pikit, expliquant seulement commander les devices à son partenaire fabricant par lots de taille modeste. "Nous cherchons avant tout à répondre à un besoin client - faire ses courses facilement et gagner du temps – et nous pensons que Pikit est une bonne façon d'y parvenir, explique Yaron Amar. Le fait que d'autres n'y soient pas arrivés pour l'instant ne signifie pas que l'idée est mauvaise. Il faut parvenir à bâtir le meilleur parcours possible. Or notre solution est la plus aboutie du marché, aussi bien techniquement que du point de vue de l'usage."

Le bouton au milieu de Pikit permet de dicter le nom d'un article © S. de P. Carrefour

Il est vrai que le device, entièrement conçu par les équipes de Carrefour, semble particulièrement bien pensé. L'accéléromètre détecte quand Pikit est pris en main pour éviter d'avoir à l'allumer et l'éteindre. De nombreux signaux (LED et vibrations) permettent de "comprendre" de façon très intuitive le device, qui par ailleurs s'accroche et s'aimante très facilement.

Enfin, l'intégration dans le parcours d'achat de Carrefour Drive a manifestement été optimisée. "Nous ne préjugeons en rien le carton du siècle mais nous plaçons beaucoup d'espoir dans le succès de Pikit, car nous pensons que ce sera l'usage à l'avenir, résume Yaron Amar. Si les clients y trouvent leur intérêt, le service se développera." Le feedback très positif que le dirigeant indique avoir reçu de la centaine de clients testeurs va dans ce sens, tout comme la centaine d'articles enregistrés chaque jour via Pikit pendant cette phase de préparation du lancement.

Il est donc très possible qu'en dépit d'une adoption encore lente, ces télécommandes de courses ne soient pas la fausse bonne idée qu'on aurait pu soupçonner, mais plutôt l'excellente idée encore en avance sur son temps. Bien sûr, le Dash/Izy/Pikit/Api de dans dix ans a toutes les chances de prendre une forme différente d'aujourd'hui. Mais les distributeurs ont sûrement raison d'initier dès à présent leur courbe d'apprentissage, car c'est en analysant les usages des consommateurs au plus près, jusque dans leur cuisine, que pourra être mis au point le concept qui les fera basculer. Ils ont déjà constaté que les services de scan et de commande purement applicatifs ne fonctionnent pas. Il est aujourd'hui l'heure de mettre à l'essai des objets dédiés.

Et si l'effet d'annonce est toujours bon à prendre, cette intention n'est sans doute pas qu'un vœu pieux. Elle s'accompagne en effet de vrais moyens. On l'a vu, Amazon, champion comme Apple de la création de nouveaux usages chez les consommateurs, ne lâche pas le morceau. Et selon nos informations, le projet Pikit débuté il y a un an et demi a coûté à Carrefour plusieurs millions d'euros.