Bouleversements stratégiques dans la distribution

Les bouleversements stratégiques dans la distribution, liés au cross canal, ne font que commencer. Ils seront immenses. Peu d’acteurs en mesurent aujourd’hui l’ampleur. Explication de ce phénomène de fond du commerce en ligne.

Au salon de l'e-commerce qui vient de se tenir à la Porte de Versailles :

. Les conférences, pour une part importante d'entre elles, avaient pour sujet, direct ou indirect, le cross canal.

. Les exposants fournisseurs de services ou éditeurs de logiciels proposaient, pour leur grande majorité, des offres liées, directement ou indirectement, au cross canal.

Pour qui voulait bien regarder avec attention, le cross canal, défini comme la mise en place d'une distribution assurée par plusieurs canaux interdépendants, était bien au cœur des réflexions de ce salon.

A noter que le cross canal s'appuie le plus souvent  sur un mixte réseau de magasins et sites internet, mais pas seulement : on y trouve aussi et entre autres : des show-room, des corners, de la VPC et de la vente directe à domicile.

L'enquête, dont de larges extraits avaient été publiés dans la presse, faite en Octobre 2009 par l'IFOP à l'initiative de L4 Epsilon et de LSA avait déjà montré que les consommateurs pensaient déjà massivement en termes de services « cross canal ».

Clairement aujourd'hui, 2 ans après, la distribution, dans son ensemble, a mis ce sujet en réflexion, 

Par contre, si certains acteurs ont manifestement compris que les bouleversements étaient inéluctables  et sont dans déjà dans l'action, d'autres sont encore au stade de la réflexion préalable.

Pour essayer d'y voir clair sur ce qui va très probablement se passer, il est nécessaire d'abord  de faire un point synthétique des évolutions sur les dix dernières années.

Au début des années 2000, les marques ont laissé faire,  voire encouragé,  l'émergence des « pure players e-commerce ».

Pourquoi ?

* Pour elles c'était un moyen simple d'assurer  que leurs produits seraient  visibles sur Internet, contribuant ainsi au marketing de la marque.

* Les investissements et les risques étaient assurés par les « pure players » et les fonds qui les finançaient,

* Cela n'avait guère d'incidence sur leurs réseaux classiques de distribution (magasins) : le discours était simple : il s'agit d'actions promotionnelles,

* C'était un bon moyen d'écouler les fins de séries et les surstocks à des conditions beaucoup plus avantageuses que la cession à des soldeurs.

Cela a fait le bonheur des sites de type vente privée ou des sites de soldes sur internet.

Pendant ce temps, sauf quelques exceptions, la distribution classique a peu bougé. Ce n'est que très lentement et prudemment que certains ont créé des sites internet en prenant bien soin de séparer l'activité vente sur internet de l'activité magasins.

Pourquoi ?

* Internet était perçu, non pas comme un outil de service, mais comme un outil de discount, donc dangereux.

* Il semblait impossible, sauf marginalement, de construire une politique de prix cohérente entre un réseau de magasins et un site internet, d'où une séparation voulue des offres sur ces deux réseaux de distribution,

* Ceux qui s'appuyaient sur des réseaux de franchises ou des magasins multimarques ne voulaient pas développer une concurrence mal vue par leurs partenaires,

* Les logistiques BtoB d'approvisionnement magasins et les logistiques BtoC e-commerce étaient totalement différentes. Quand un site était créé, la logistique e-commerce, mal maîtrisée par la distribution classique, était souvent soit externalisée soit traitée en interne mais dans une unité totalement séparée.

* Le coût de la distribution e-commerce était alors élevé, avec des prix de vente faibles et donc une activité e-commerce non ou peu rentable, et source de problème avec le modèle classique de distribution.

Certes, quelques pionniers ont vraiment lancé une distribution massive sur internet, mais ils se comptaient en France à la fin 2009 sur les doigts d'une ou de deux mains.

Quant à la VPC, elle a mis très  longtemps à comprendre qu'Internet n'était pas seulement un moyen simple de passer des commandes à partir de leur catalogue habituel (mais en ligne)  mais était surtout une nouvelle approche différente du marketing avec des offres et des prix en permanence évolutifs.

En conséquence, elle s'est rendue compte tardivement que le catalogue figé pour un an ou même 6 mois avait vécu et n'a remis en cause que récemment en cause les approvisionnements, la logistique, le marketing et leurs relations avec leurs clients.

Les faits nouveaux

* le CA généré par Internet est devenu significatif,

* les leçons qui ont pu être tirées du développement important des pionniers du multicanal intensif (Fnac, Kiabi,....)

* l'arrivée des nouvelles technologies et nouveaux savoir-faire dans tous les domaines : systèmes performants de logistique fine, le « smartphone », nouvel outil de marketing, la généralisation de l'ADSL et de l'accès à un Internet performant,

* Les résultats d'expérience qui ont montré qu'il n'y avait pas de conflit entre des ventes magasins et des ventes internet mais au contraire des apports mutuels, des CA croisés et une croissance du CA,

*  Les retours d'expérience de la grande distribution de leurs « magasins drive » et des commandes Internet traitées en magasin « store picking »,

Et surtout, l'évolution de la perception d'Internet par les consommateurs : services, choix, ...

Le tout conforté par l'exemple du cross canal qui se développe rapidement et avec succès en Grande Bretagne.

Les premiers effets

Plusieurs enseignes de  la distribution spécialisée,  ont commencé à mettre en pratique les premiers éléments du cross canal : offre globale sur les canaux magasins et Internet, carte de fidélité commune, convergence des logistiques...

La grande distribution commence à expérimenter.Et les « pure players » commencent à se demander si leur  modèle est pérenne !!

Arrêtons-nous un instant sur le problème stratégique qui se pose à ces derniers..

Leur problème stratégique a pour origine le revirement totalement prévisible,  à court ou moyen terme, des marques.

Lesquelles marques ne vont pas tarder à constater :

* que la distribution autrefois classique sait  dorénavant utiliser tous les moyens de distribution de leurs produits et parier notamment sur l'Internet.

* qu'en conséquence, cette distribution cross canal va offrir d'avantage de services et être beaucoup plus attractive, pour le consommateur, que les sites « pure players ».

Rappelons certains des avantages cités dans les articles publiés précédemment par AWdL consultants :

- on peut commander son article où on veut et le recevoir où on veut (chez soi, au magasin, en point relais),

- On peut l'essayer en magasin,

- On peut le retourner ou l'échanger en magasin,

- On profite d'une carte fidélité globale,

- On a un double système de promotions (locales en magasin) et temporelle (sur internet),

- On a un double système de soldes (magasin et site internet),

Pourquoi voulez-vous, alors, qu'une  marque continue de faire des réductions importantes aux sites internet (de type vente privée) au détriment des ventes de la distribution maintenant  cross canal.

Il y a fort à parier, à part quelques exceptions,  que rapidement les sites internet « pure players »  ne seront plus utilisés, par les marques que pour écouler les fins de séries. Encore que, même sur ce sujet,  les marques probablement  préféreront organiser elles-mêmes leurs propres soldes sur internet.

Les sites pure players de type « vente privée » qui resteraient dans ce modèle ont du souci à se faire : ils vont  connaitre un déclin certain, faute d'approvisionnement à bas prix.  

Ils pourront, certes, s'approvisionner mais au même prix la distribution classique qui, elle aussi, proposera les mêmes produits sur ses sites. Ceci va les priver de leur argument actuel principal de vente et ils ne pourront offrir en compensation les services du cross canal.

Il est vrai que quelques-uns, du fait de leur taille, resteront incontournables, mais pour un temps seulement.

Reste le cas des sites « pure players » spécialisés dont le rôle est d'être  le canal de distribution de leurs propres marques (pour l'essentiel des produits fabriqués offshore).

Pour ces sites, le problème est alors miroir de celui de la distribution classique en magasin :

S'ils veulent répondre aux aspirations des consommateurs et garder ou gagner leur place dans leur domaine,  ils seront obligés de faire aussi du cross canal et donc de créer  leurs réseaux physiques,  a minima :  des show-room ou/et des centres SAV ou/et des corners.

Une première conclusion :

Il semble évident que le modèle cross canal sera assez rapidement (dans 3 à 5 ans ?) le modèle principal soit parce que les réseaux de magasins auront intégré la distribution sur Internet soit réciproquement parce que les « pure players » auront créé leur cross canal.

La distribution de produits exclusivement en magasin ou exclusivement sur site internet  deviendra très marginale ou dans des domaines très spécifiques. Les conséquences stratégiques  sont alors déjà très importantes, puisqu'il s'agit d'une remise en cause profonde et généralisée du modèle de distribution et une première redistribution des cartes entre les différents acteurs. Les conséquences opérationnelles touchent en profondeur le marketing, la logistique, et l'informatique ( ERP,  CRM, WMS).

Les bouleversements stratégiques à venir

Une fois admise cette évolution inéluctable vers le cross canal, on peut essayer d'en imaginer les  conséquences non plus à 3 ou 5 ans mais à 10 ans.

· Les consommateurs auront appris à consommer sur  internet ET dans les magasins dans un contexte flexible : qu'importe où et comment ils achètent, ils chercheront services, choix et prix, ceci en toute liberté.

· Pour un ensemble assez vaste de type de produits (exemple typique : parfums et produits cosmétiques), les marques se poseront alors la question : pourquoi passer exclusivement par des distributeurs alors que je peux vendre moi-même en direct, ce qui a de nombreux avantages :

o   Gain en logistique intermédiaire =>coût moins élevé

o   Gain en  marketing (marketing concentré sur la marque et pas sur le distributeur= coût moins élevé)

o   Accès direct aux consommateurs et services personnalisés via d'une part mes sites Internet et d'autre part mes show-room, mes corners ou mes magasins spécialisés.

o   Et surtout : accroissement fantastique de ma marge.

Les relations marques / distributeurs vont être profondément modifiées dans de nombreux secteurs.

Pour un autre ensemble de produits, (exemple typique le textile), les distributeurs transformeront vraisemblablement une bonne partie de leurs magasins en show-room. En effet :

o   Les nouvelles techniques logistiques  de réassort 1 pour 1 issues de la logistique e-commerce permettent d'alimenter à bas prix un magasin,  en, au plus, une journée voire une demie journée (stock régional avancé en flux tendu)

o   Pourquoi, alors,  avoir en magasin une profondeur importante d'articles alors que le client viendra seulement essayer une taille et  choisir une couleur. Si l'article est provisoirement indisponible dans le magasin, il l'aura au plus sous 24H chez lui ou au magasin.

o   Gagnant sur la profondeur, l'assortiment du magasin, pour une même surface peut gagner en largeur. On peut aussi, pour un coût identique,  multiplier le  nombre de petites surfaces et augmenter la densité physique.

Pour tous, le marketing va être totalement bouleversé :

o   La généralisation des smart phone, et autres tablettes et leur sophistication certaine (fonctions vidéo couplées à des  accès à des bases d'information consommateur,  et autres développements que chacun peut imaginer) vont permettre à la marque ou au distributeur d'être en mode actif auprès de son client potentiel, a fortiori s'il a souscrit un contrat fidélité.

o   Donnons un simple exemple :

Envoyer, pour une marque,   sur un smart phone ou sur une  tablette d'une cliente,   la vidéo 3D du dernier sac qui vient de sortir, le tout  assorti de conditions promotionnelles personnelles, pour elle seule, et valables ce jour seulement,

Puis simultanément communiquer  l'adresse du magasin le plus proche, soit de son lieu de travail, soit de son domicile, voire  de l'endroit où elle est à cet instant, pour lui permettre de bénéficier aujourd'hui de cette offre,

                                   => change fondamentalement la relation client et la politique marketing.

En conclusion, ces bouleversements vont profondément modifier :

A court terme

o   La supply chain dans son ensemble et plus particulièrement la logistique de distribution fine,

o   Le système informatique de la relation Client : CRM

A moyen terme

o   Toutes les relations stratégiques et contractuelles entre les acteurs : marques, fabricants et distributeurs.

Et pour reprendre le dernier mot d'un de mes petits fils... il va y avoir du « Taf »