Le numérique : une révolution luthérienne

La création grâce à Internet d'un lien direct entre le client et l’entreprise modifie fondamentalement la façon de consommer. Cette révolution digitale transforme la relation entre le consommateur et le produit, tout comme l’imprimerie a modifié la vie sociale au XVIème siècle en popularisant l’accès aux textes bibliques.

C’est en effet en octobre 1534 que Martin Luther révolutionne l'accès aux textes bibliques en publiant une version de la Bible en allemand. En les apportant dans une langue commune, cet ouvrage a rendu accessible au plus grand nombre les textes fondamentaux régissant la vie spirituelle et sociale de l'époque. La volonté de Luther était de casser le monopole de l'église, en s'affranchissant de l’intermédiation d'un clergé qui monopolisait, par la maîtrise du latin, la diffusion de ces textes.

Un parallèle peut être construit entre cette révolution initiée par le progrès technologique, l'imprimerie, et celle portée par la vague digitale, qui impacte aujourd'hui de plein fouet la société de consommation.

C’est en juillet 1994 que Jeff Bezos lance la première librairie en ligne, Amazon, qui permet au client final de choisir, depuis son canapé, parmi un catalogue extraordinaire de 200 000 titres. Il établit ainsi une relation plus directe entre le lecteur et l'écrivain en supprimant le libraire, et en établissant ainsi un lien direct avec le grossiste. Le bénéfice pour le client est double : un choix plus large et une réduction significative des prix. En effet, pour 10 millions de dollars de vente, Amazon emploie 14 employés… contre 47 requis au sein d’un réseau de distribution traditionnel.
Presque 15 ans plus tard, en 2007, Jeff Bezos introduit le Kindle qui permet un accès direct au contenu, via un écran utilisant une encre électronique. Cette nouvelle étape permet d'établir une relation plus proche entre le lecteur et l'écrivain, en supprimant le support physique et donc les activités d'imprimerie et de grossiste qu'il nécessite.
C’est net : Amazon a transformé en à peine 20 ans le marché du livre aux Etats-Unis : les canaux digitaux représentent désormais 43% du marché du livre aux Etats-Unis, Kindle y représente 20 % des livres vendus et le nombre de librairies indépendantes a diminué de 50 %.
Autre exemple : en mettant en ligne Wikipedia en janvier 2001, Jimmy Wales et Larry Sanger ont créé la plus grande encyclopédie de l'histoire de l'humanité et libéré le savoir des contingences économiques. Les encyclopédistes français du XVIIIème siècle ont montré que la libéralisation du savoir au travers du livre est un facteur de progrès, de Lumières. Mais l'aventure de l'Encyclopédie est aussi, et toujours depuis lors, une aventure économique : le prix de l'encyclopédie en 1750 est d'environ 12 000 € (soit 980 livres de l'époque dont la valeur actuelle est de 12 € par livre). L'encyclopédie participative donne l'accès à tous à un savoir sans égal. Wikipedia compte 1,4 million d'articles en français contre 74 000 pour l'encyclopédie Diderot, et existe aujourd’hui en 287 langues.
En 2012, l’Encyclopedia Britannica renonce à la version papier. En 2014, l’Encyclopédia Universalis est mis en redressement judicaire.
Cette révolution peut sembler évidente pour les produits culturels qui sont dématérialisables, mais ce serait une erreur de croire qu'elle se limite à ce seul secteur. Le livre ne représente plus que 7 % des revenus d'Amazon, qui est aujourd'hui la neuvième chaîne de distribution tous produits confondus aux Etats-Unis avec une croissance hallucinante de 27 %. Une autre réussite éclatante est celle de l’opérateur Free qui a lancé ses réseaux ADSL et Mobile avec pour seul canal de distribution le Web et a acquis, avec ce mode exclusif de distribution, 14,3 millions d'abonnés.
La consommation est le moteur de la vie sociale comme la religion pouvait l'être au XVIème siècle. L'accès direct aux produits depuis le Web permet au consommateur de s’affranchir du réseau de distribution, réduisant ainsi les prix. Tout comme la Bible de Luther imprimée en langue vernaculaire, qui, en réduisant le rôle du clergé latinophone, a permis de détruire le commerce des indulgences.
Dans cette évolution, l'attente du consommateur n'est plus la mise à disposition des produits car il y possède un accès direct, mais la fourniture du service qui inclut ces produits. Et c’est bien là que les entreprises pourront trouver de nouveaux gisements de croissance et de valeur…