Ludovic le Moan (Sigfox) "Sigfox discute avec plusieurs villes pour déployer un badge alternatif à StopCovid"

Le JDN poursuit sa série d'interviews de dirigeants face au coronavirus. Le patron de l'opérateur IoT Sigfox revient sur son projet d'objet connecté destiné à détecter si l'on a croisé une personne infectée par le virus.

Ludovic le Moan, cofondateur de Sigfox. © Sigfox

JDN. Comment Sigfox a fait face à la crise sanitaire ?

Ludovic le Moan. La priorité a été de réagir vite. 10% des salariés de Sigfox ont dû être placés en chômage technique et 90% ont continué leur activité en télétravail pour garder le réseau actif. Car les projets ne sont pas tous arrêtés. Au Japon par exemple, nous continuons à déployer plus de 100 000 compteurs communicants par mois. Nous avons aussi pris des mesures pour aider pendant l'urgence : nous avons distribué plus de 20 000 boutons d'alerte placés sur des lits temporaires dans des hôpitaux en Espagne et au Royaume-Uni. Nous avons également proposé la gratuité des coûts de connectivité au réseau pour les projets visant à contribuer à la lutte contre l'épidémie. En parallèle, nous avons été contactés par des acteurs qui voulaient tracer l'envoi de masques depuis la Chine vers l'Europe pour éviter les vols car Sigfox est une technologie faite pour le suivi d'assets. En interne, nous avons mis en place un comité Covid-19 pour travailler sur la reprise d'activité et aider nos clients à préparer leurs projets afin qu'ils puissent redémarrer le plus vite possible. Le confinement, propice à la réflexion, nous a également conduit à imaginer une alternative à l'application StopCovid : un dispositif connecté pour tracer les personnes infectées par le virus et mieux cerner la propagation.

Qu'est-ce qui vous a poussé à travailler sur cet objet connecté ?

Le réflexe des acteurs a été de se tourner immédiatement vers une application mobile et d'utiliser le smartphone des Français pour détecter les personnes autour d'eux. Or, le Bluetooth n'est pas un protocole qui a été pensé pour cet usage et il y a un risque, avec ce service, de donner encore plus d'informations sur nos vies aux Gafa, comme le temps passé avec une personne, par exemple. On ne peut pas prendre ce risque, sous prétexte de crise, alors qu'il existe des solutions garantes de la vie privée qui pourraient être déployées rapidement. Au départ, j'avais lancé l'idée de bracelet connecté mais cela a été comparé à des bracelets électroniques de prisonnier renvoyant à une notion liberticide. Nous nous sommes donc orientés vers des badges, comme une carte bleue que l'on aurait dans sa poche. On appellerait ce produit "le badge du résistant au Covid-19" pour garder le parallèle avec la guerre. Nous nous sommes basés sur le protocole de l'Inria appelé Robert et l'on s'est focalisé sur le principe de transmettre des identifiants, dans l'idée de suppléer le téléphone.

Les badges du résistant au Covid seront similaires à ceux produits pour l'événement organisé par Special Olympics en 2019. © Sigfox

Quel serait le fonctionnement de ce badge ?

Le badge d'une personne serait associé à un identifiant anonyme. Il enregistrerait localement via un petit signal ceux des personnes que l'on croise au cours de la journée sur une portée de quelques mètres. L'information serait envoyée via le réseau Sigfox sur des serveurs gérés par l'Etat ou une structure indépendante, qui ferait le lien via des algorithmes avec les déclarations de maladie et nous alerterait si l'on a été en contact avec une personne infectée. C'est la raison pour laquelle nous voulons l'appui du gouvernement pour le traitement de l'information. On s'appuie sur le concept de StopCovid mais en proposant une autre façon de le nourrir. Il est important de préciser que, contrairement à l'application, il n'y aurait pas de géolocalisation. L'intérêt est juste de savoir si l'on croise une personne malade, pas d'avoir notre position. Il n'y aurait pas non plus d'autres fonctionnalités, comme celle mesurant la distanciation physique, par souci de coût. Le badge est conçu pour être très peu cher.

"Nous avons les moyens d'industrialiser le produit car nous disposons déjà du hardware."

Avez-vous établi un calendrier pour la mise en place de ce projet ?

J'ai eu un échange avec Cédric O, secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Economie, pour lui présenter l'idée. Nous lui avons envoyé toutes les informations pour la réalisation du projet. Nous n'avons pas encore eu de retour mais nous prévoyons une production de millions d'exemplaire du badge d'ici septembre. Nous avons les moyens d'industrialiser le produit car nous disposons déjà du hardware. Nous réfléchissons encore au modèle d'affaire et à la distribution du badge. Une commercialisation en pharmacie est une piste. Car une telle solution ne serait valable pour le grand public que si 60% de la population au moins la portent.

Si vous n'avez pas de réponse, le projet verra-t-il quand même le jour ?

Nous proposerons le service quel que soit son retour. Un grand industriel français s'est positionné pour effectuer la fabrication du badge connecté et nous sommes en discussion avec des clients que cela intéresse, notamment un club de foot qui voudrait le tester auprès de ses supporters dans un souci de gérer la proximité et plusieurs villes. Nous sommes en discussions avancées avec une collectivité pour faire un premier essai avec 150 000 badges avant d'imaginer passer à des millions à l'échelle du pays. Notre priorité actuelle est de vérifier si l'on dispose des composants pour une montée en puissance de la production. D'autre part, nous avons intégré la fonction dans les montres connectées à destination des personnes âgées de notre partenaire Vitalbase. Ce qui leur permet d'effectuer, grâce à une simple mise à jour des montres, un suivi médical pour le maintien à domicile et une action préventive contre le Covid-19.

Quel est selon vous le rôle de l'IoT dans le déconfinement en cours ?

L'IoT permet une meilleure traçabilité des éléments clés, comme les masques, les appareils médicaux, les lits disponibles, etc. Ce qui est indispensable en période de crise. Le tracking, prioritaire pour nous, le devient encore plus pour nos clients. La technologie IoT, par la remontée des données, nourrit des intelligences artificielles capables d'optimiser les situations de crise. Elle a donc tout son sens. Au-delà du déconfinement, il faut aussi prévoir l'après. Ce qui vient de se passer montre qu'il faut développer une boîte à outil anti-pandémie pour la crise d'après ou de prochaines épidémies, car le risque ne va pas disparaître. Et en dehors du virus, le badge pourra servir à d'autres applications futures, par exemple pour savoir si ses enfants sont bien arrivés à l'école.

Ludovic Le Moan est cofondateur de Sigfox et créateur de la "0G", réseau très bas débit dédié à l'Internet des objets, lancé en 2010. Il a levé près de 300 millions d'euros de fonds en Europe, aux Etats-Unis et en Asie afin de couvrir le globe avec les antennes Sigfox. Il est également cofondateur de l'IoT Valley, une association toulousaine qui aide les start-up à accélérer le déploiement de solutions IoT avec Sigfox. 

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