Peut-on rire de tout sur Internet ?

« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui» disait Pierre Desproges [1]. Alors peut-on faire de cette citation un adage juridique applicable à Internet?

En publiant, un trait d’humour sur Internet, une personne fait usage de sa liberté d’expression, laquelle est protégée par la Constitution [2]. Mais cette liberté comporte des limites. Par exemple, la diffamation ou l’injure [3].
L’abus du droit de libre expression ne se limite pas à ces incriminations pénales précisément envisagées par la loi. Il est susceptible de revêtir un champ beaucoup plus large sur le fondement de l’article 1382 du Code Civil.

Le Code de la Propriété Intellectuelle vient lui aussi apporter des tempéraments à la liberté d’expression, notamment en matière de droit des marques [4] et de droit d’auteur [5]. Dans les deux cas, la liberté d’expression trouve donc une limite qui est la contrefaçon.

Le Code de la Propriété Intellectuelle vient néanmoins reconnaître, en matière de droit d’auteur, l’exception de pastiche[6]

En application de ce droit à la parodie posé par le législateur, peut-on alors rire de tout sur Internet ?

1. On peut rire de tout sur Internet…

Les juges français ont à plusieurs reprises été amenés à se prononcer sur des parodies publiées sur Internet par des associations.
La  jurisprudence offre en effet des exemples de décisions rendues dans des litiges opposant des associations (Greenpeace et le réseau Voltaire) ayant utilisé Internet pour diffuser des caricatures de logos de grandes marques (Danone, Areva et Esso) et les sociétés détentrices de ces marques.
La première constatation qui s’impose est que le fondement de la contrefaçon est impuissant à prohiber le détournement humoristique des marques dans ce type d’affaires.
Ainsi, dans une affaire opposant le réseau voltaire au Groupe Danone, par un arrêt du 30 avril 2003, la Cour d’appel de Paris a estimé que des caricatures du logo de Danone publiées par le réseau voltaire sur un site internet intitulé jeboycottedanone.com n’étaient pas de nature à « induire le public en erreur quant à l’identité des auteurs de la communication ».
De même, les sociétés Areva et Esso, dans les contentieux qui les opposaient toutes deux à l’association Greenpeace (celle-ci ayant caricaturé les logos de celles-là sur son site Internet) avaient fait valoir la contrefaçon, mais sans succès. La Cour d’appel de Paris a débouté les deux sociétés aux motifs que les caricatures de Greenpeace ne reproduisaient pas à l’identique les marques semi figuratives d’Esso et d’Areva et, partant, n’engendraient aucun risque de confusion dans l’esprit du public, condition sine qua non de l’application de l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle [7].
Mais l’absence de risque de confusion dans l’esprit du public n’est pas le seul fondement de nature à faire échec à l’application de l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle. Ainsi, dans les deux arrêts ayant débouté Areva et Esso de leur action en contrefaçon, la Cour d’appel de Paris rappelle que la contrefaçon exige que l’usage répréhensible ait lieu dans la vie des affaires et vise à promouvoir la commercialisation de produits ou de services concurrents. Ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La Cour de cassation a également considéré, dans un arrêt du 8 avril 2008, que les associations avaient agi « conformément à leur objet, dans un but d’intérêt général et de santé publique, et par des moyens proportionnés à cette fin » [8].
Ce faisant, la Cour de cassation dégage une conception étroite de la notion d’abus du droit de libre expression. Mais surtout, il s’agit d’une véritable consécration d’un droit à l’humour et à la satire, de nature à faire reculer le seuil de la faute au bénéfice des associations qui poursuivent un but d’intérêt général et/ou de santé publique et qui font un usage purement polémique et étranger à la vie des affaires des caricatures qu’elles publient sur Internet.
Mais peut-on vraiment rire de tout sur Internet ? Rien n’est moins sûr.

2. … mais pas à n’importe quelle fin…

Un arrêt rendu par la Cour d’appel de Rennes illustre parfaitement la position des juges à l’égard de l’humour lorsque, précisément, celui-ci est employé dans le but de commercialiser des produits ou services.
Le litige opposait la société détentrice de la marque Petit Navire à un vendeur en ligne de tee-shirts humoristiques. Celui-ci proposait sur son site Internet des tee-shirts affichant des slogans parodiant la marque (il était inscrit « Petit Chavire » et « Thon au Fuel Petit chavire ») en les associant au dessin d’un pétrolier en train de faire naufrage. La Cour d’appel de Rennes a considéré, dans son arrêt rendu le 27 avril 2010, que « l’usage d’une telle marque par un opérateur économique dans la vie des affaires, à la seule fin de tirer partie de sa notoriété pour commercialiser ses propres produits, constitue bien une atteinte à la renommée de la marque ». La Cour a donc reconnu que la société commercialisant les tee-shirts avait porté atteinte à la renommée de la marque Petit Navire, et l’a condamnée à réparer cette atteinte.
Cet arrêt est confirmé en tous points par un autre, rendu récemment par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence le 14 mars 2012. Une société était poursuivie par la Régie des Transports Marseillais (RTM), pour avoir créé une animation sur son site Internet la montrant mettant à mal ses usagers (des silhouettes étaient renversées comme des quilles par un bus surmonté d’un calicot « en grève »). La Cour d’appel relève que la société en question « a mis en place cette animation à des fins commerciales (la promotion de sa marque et de sa boutique ouverte nouvellement à Marseille) et non exclusivement militantes (la dénonciation des dysfonctionnements répétés d’un service public ne relevant pas à l’évidence de son activité commerciale) ». Elle en conclut que « [cette société] a, donc, abusé droit de libre expression » et la condamne à payer à la RTM des dommages et intérêts.
On comprend à la lecture de cet arrêt que si l’animation humoristique en question avait été réalisée dans le seul but de dénoncer le mauvais fonctionnement des transports en commun marseillais, elle n’aurait pas constitué un abus du droit de libre expression. C’est sa finalité commerciale qui rend ici le trait d’humour abusif.
Si la liberté d’expression est de nature à justifier l’usage détourné d’une marque, c’est uniquement dans un contexte de polémique. Cette tolérance dont fait preuve la jurisprudence cesse dès lors qu’un but lucratif est poursuivi par l’auteur de la caricature [9].

3. …et pas avec n’importe qui sur un réseau social.

Peut-on rire de tout sur les réseaux sociaux ? La réponse à cette question nécessite au préalable de déterminer si le réseau social est ou non un espace d’expression privée.
A cet égard, la Cour d’Appel de Reims a rendu un arrêt intéressant le 9 juin 2010 dans lequel elle assimile Facebook à un forum de discussion ouvert à tous, les propos humoristiques sortant du champ de la vie privée de l’auteur.
En l’espèce, l’intimé avait reçu un avertissement de sa hiérarchie pour avoir cru drôle de traiter son « chef » d’ « autiste », et avoir demandé au destinataire de ses propos s’il ne connaissait pas « un centre spécialisé où on pourrait le soigner » et ajouté « d’ailleurs, est-ce que la connerie se soigne ». La Cour d’appel a annulé cet avertissement au motif qu’aucun nom n’était indiqué par l’intimé et que le terme « chef » qu’il employait ne permettait de désigner personne en particulier.
Mais Facebook doit-il toujours être considéré comme étant un site où les personnes s’expriment publiquement ? Cela n’est pas évident au regard des décisions rendues à ce jour qui sont sensiblement disparates [10].
Il n’en reste pas moins que la personne qui se livre à des traits d’humour portant atteinte à autrui sur un réseau social est, selon la manière dont elle a paramétré son compte, susceptible d’engager d’une part sa responsabilité pénale et d’autre part sa responsabilité disciplinaire.
Responsabilité pénale d’une part, car l’internaute est alors susceptible d’être condamné au titre de la loi du 29 juillet 1881 sur les délits de presse, en premier lieu desquels on trouve l’injure et la diffamation.
Responsabilité disciplinaire d’autre part, si tant est que la personne est salariée et a eu la mauvaise idée de viser son employeur par ses propos humoristiques. Le salarié qui entend faire des traits d’humour à l’égard de son employeur sur Facebook doit donc être conscient qu’il prend des risques. Et ce n’est pas la présence d’un « smiley » ou d’un « lol » accompagnant ses propos qui pourront venir le disculper. En effet, à l’instar de l’employeur qui aura engagé une procédure disciplinaire, il y a fort à parier que le juge reste insensible à l’argument de l’humour. En témoigne un jugement rendu par le Conseil des Prud’hommes de Boulogne Billancourt le 19 novembre 2010.
En l’espèce, il était écrit sur la page Facebook en cause que le « collègue » rejoignait le « club des néfastes », club virtuel rassemblant les salariés de l’entreprise respectant le rite consistant à se « foutre de la gueule » de leur supérieure hiérarchique sans qu’elle s’en rende compte et à lui rendre la vie impossible pendant plusieurs mois. Cette « plaisanterie » entre collègues était accompagnée des onomatopées d’usage sur le net, destinées à signaler la présence de propos humoristiques. Elle a toutefois été qualifiée par le Conseil des prud’hommes d’incitation à la rébellion contre la hiérarchie et de dénigrement envers la société qui les employait, ce qui était constitutif d’une faute grave de nature à justifier le licenciement [11].
En résumé, oui on peut rire de tout sur Internet mais pas à n’importe quelle fin et pas avec n’importe qui sur un réseau social.

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[1] Le tribunal des flagrants délires, textes des réquisitoires, Editions le point.
[2]
L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme, tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de ce droit dans les cas déterminés par la loi ».
[3]
Article 29 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
[4]
Article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle.
[5]
Article L.122-4 du Code de la Propriété Intellectuelle.
[6]
Article L.122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle.
[7]
CA Paris 16 novembre 2005, pour l’affaire Esso ; CA Paris 17 novembre 2006 pour l’affaire Areva.
[8]
Cour de cassation, Chambre civile 1, 8 avril 2008, 07-11.251, Bulletin 2008, I, N° 104 (Areva).
[9]
Voir dans le même sens : TGI Paris 31 octobre 2007 ; TGI Paris 9 janvier 2004.
[10]
Voir notamment Cour d’appel de Rouen, 15 novembre 2011 ; Cour d’appel de Besançon, 15 novembre 2011.
[11]
Il convient de préciser que la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 22 février 2012, est venue réformer ce jugement. En effet, elle a estimé que les salariés en cause avaient déjà fait l’objet d’une mise à pied à titre de sanction disciplinaire, alors qu’« une même faute ne peut faire l’objet de deux sanctions successives ». Partant, le licenciement a été considéré comme étant sans cause réelle et sérieuse. Ce faisant, la Cour évite de se prononcer sur le caractère dénigrant ou non des propos qui avaient été tenus. Cet arrêt n’apporte donc rien de neuf sur ce point.