Paul Graham enflamme le débat sur les inégalités : un résumé, plus deux objections

Paul Graham est une personne respectée dans le monde des entrepreneurs, il a cofondé en 2005 « Y Combinator », Il vient de publier un article polémique sur le sujet des inégalités économiques. Voici sa vision résumée, et deux objections.

Paul Graham est une personne respectée dans le monde des entrepreneurs, il a cofondé en 2005 « Y Combinator », un accélérateur de startups qui en a accompagné près de mille à ce jour, dont Airbnb. Ces entreprises ont aujourd’hui une valeur cumulée de près de 65 milliards de dollars.

Paul Graham vient de publier en ce début d’année un article polémique sur le sujet des inégalités économiques.  Se considérant lui-même comme un fabricant d’inégalités, il a souhaité intervenir dans ce débat pour partager sa vision.

La voici :

  • ·    La révolution numérique et plus largement le caractère exponentiel du progrès technologique sont des phénomènes inévitables qui permettent à des entrepreneurs de lancer des services en mesure de toucher un vaste public à moindre frais.

  • ·    L’entrepreneur qui parvient à captiver une audience gigantesque a la possibilité de s’enrichir de façon incroyable, contrepartie de la valeur que cette large audience trouve dans son service

  • ·    Éliminer les grandes différences de richesse, notamment en empêchant que certains s’enrichissent grandement, reviendrait à tuer l’incitation à créer des startups.

  • ·    La très grande richesse n’est pas un mal en soi, tout dépend de quoi elle résulte

  • ·    Si la très grande richesse trouve ses causes dans la corruption, le vol, une situation de monopole injuste, alors oui elle est à condamner.

  • ·    Ce ne sont pas tant les grandes inégalités de richesse qu’il faut combattre, que d’une part les causes qui permettent à certains de s’enrichir injustement (corruption, etc.), et d’autre part celles qui empêchent d’autres de s’accomplir et de tenter de s’enrichir sans tricher (manque d’éducation, mauvaise santé, pauvreté, etc.).

  • ·   Ainsi à choisir, la société ferait mieux se donner comme objectif d’éliminer la pauvreté et de mieux permettre la mobilité sociale, plutôt que de combattre les inégalités économiques en tant que telles, vue que certaines sont consubstantielles à la création de startups.

Cette vision repose bien sûr sur le postulat que les startups sont une bonne chose pour le monde, un postulat considéré comme tellement évident par Paul Graham qu’il ne prend pas la peine de le développer. Il sous-entend par-là que les startups permettent l’innovation, la destruction créatrice, et le progrès technique, entraînant in fine le progrès social : elles jouent donc un rôle positif pour la société.

Voici maintenant deux objections que l’on peut faire :

  • ·         1. Non Paul Graham, la perspective de s’enrichir de façon astronomique n’est pas une condition nécessaire à l’innovation

  • ·         2. Les startups redonnent du pouvoir d’achat et surtout du « pouvoir d’usage » aux gens, et à ce titre contribuent plus à réduire les inégalités qu'à les creuser au final


Non Paul Graham, la perspective de s’enrichir de façon astronomique n’est pas une condition nécessaire à l’innovation

Paul Graham s’invente un combat : très peu de gens aux Etats-Unis et ailleurs parlent de réduire les inégalités au point de dégoûter les entrepreneurs. Même Paul Krugman, économiste classé à gauche (et prix Nobel), dit qu’une dose d’inégalité est même souhaitable (« It’s true that market economies need a certain amount of inequality to function”, source). Krugman, Stiglitz, Piketty et consorts se contentent juste d’appeler à une fiscalité des revenus et du capital plus progressive et un taux d’imposition marginal un peu plus élevé que les à peu près 40% aux Etats-Unis aujourd’hui. Pour eux c’est un moyen simple et éprouvé :

·         de redistribuer du pouvoir d’achat aux classes les plus pauvres, ce qui a pour effet de doper la consommation et donc l’économie,

·         de permettre une meilleure santé et une meilleure éducation, et donc un capital humain plus productif,

·         et de limiter la formation d’une nouvelle aristocratie en mesure d’orienter le processus législatif afin de protéger sa situation grâce au lobbying. Stiglitz parle par exemple de la dérive du système soi-disant démocratique américain où l’on n'est plus dans le « one person, one vote » mais le « one dollar, one vote ».

Ce que disent ces économistes est simple : certes des forces technologiques inarrêtables sont à l’œuvre, qui détruisent des emplois, mais le niveau bien plus accru d'inégalité constaté aux Etats-Unis par rapport à l’Europe est un choix politique réversible.

Dire que rehausser le taux marginal d’imposition tuera l’entrepreneuriat et les startups est spécieux : Steve Jobs a cofondé Apple en 1976, quand ce taux était à 70%. Idem pour Bill Gates et Microsoft, le taux était aussi de 70%. Cela ne les a pas freinés.

Si Mark Zuckerberg avait cru qu’il ne deviendrait que millionnaire et non multimilliardaire, aurait-il lancé Facebook ? Bien évidemment, puisqu’il ne s’attendait même pas à devenir millionnaire avec ce projet, dont la première version ne lui avait demandé que quelques semaines de travail en marge de ses cours à Harvard. Il n’imaginait alors pas ce que son projet allait devenir quelques années plus tard. Pour preuve, Facebook a été lancé en février 2004, et dès l’été de cette année, il travaillait sur un autre projet périphérique, Wirehog, avant que le succès inattendu de Facebook ne le rattrape.

Certains diront aussi que pour reprendre le cas de Facebook, un tel réseau social allait finir par s’imposer, et que la chance du bon timing a joué pour beaucoup (« ‘It Was Just the Dumbest Luck’ – Facebook’s Early Employees Look Back »). Cela a failli être Friendster, et si cela n’avait pas été Facebook, un autre réseau serait apparu, c’était tout simplement dans l’air du temps. Point besoin d’une taxation ultra-avantageuse pour les grandes fortunes pour qu'un tel réseau advienne.

Ces économistes enfin soulignent l’importance des investissements de l’état américain dans la recherche qui nous ont donné entre autres internet et le GPS, sans lesquels aucun des GAFA n’auraient pu prospérer autant. Autre exemple, sans les achats massifs de microprocesseurs de la NASA à Fairchild Semicondutor, jamais l’informatique n’aurait décollé aussi vite. 

Une fois certaines infrastructures nécessaires en place, la recherche de la gloire à elle seule suffit à mobiliser assez de pionniers désireux de créer les produits et services de demain. 

Même logique quand le ministère américain de la défense organise sa première course pour voitures autopilotées dès 2004, beaucoup des meilleures équipes participantes ont été recrutées depuis par Google.

Ce qui fait des Etats-Unis un creuset si propice à l’innovation, ce n’est pas que depuis trente ans la fiscalité y est de plus en plus avantageuse pour les riches, mais plutôt :

·         le niveau de recherche que finance l’état,

·         la porosité entre universités, entreprises et laboratoires de recherche

·         un vaste marché relativement homogène de plus de 300 millions d’anglophones

Les startups redonnent du pouvoir d’achat et surtout du « pouvoir d’usage » aux gens, et à ce titre contribuent plus à réduire les inégalités qu'à les creuser au final

Le propre des start-ups est de proposer à un grand public des produits et services moins chers et/ou de meilleure qualité que l’offre existante. Quand elles ne les font pas basculer dans la gratuité.

Les mots « inégalités économiques » renvoient aux différences de revenu, de patrimoine, et pour ainsi dire de pouvoir d’achat. Mais toutes ces notions ne sont que des moyens parmi d’autres de notre bonheur sur terre. Ce qui compte sans doute au final, c’est notre « pouvoir d’usage », notre capacité de pouvoir profiter de toutes sortes de biens et services.

Et ce pouvoir d’usage ne cesse de croître tandis que nous entrons progressivement dans un monde d’abondance justement grâce aux startups (lire « Abundance : The Future Is Better Than You Think » sur le sujet).

Facebook nous divertit gratuitement, Google répond à nos questions sans frais. Certes ces modèles sont financés par la publicité, et nous en sommes un peu les produits, mais peu semblent prêts à renoncer à ce confort (qu’internet n’a pas inventé d’ailleurs puisque la radio en vit aussi depuis ses débuts). Amazon livre dans la journée des articles culturels au meilleur prix. Il est aujourd’hui quasiment moins cher de se déplacer en Uber à San Francisco que de posséder une voiture, même avec des besoins quotidiens ! Et cela alors qu’il faut encore payer des chauffeurs, imaginez le coût des transports en taxi quand ceux-ci seront auto-pilotés.

Les revenus mondiaux du secteur de la musique n’arrêtent pas de baisser depuis 15 ans, mais on n’a jamais eu une offre musicale aussi pléthorique qu’aujourd’hui.

Alors qu’il semble d’un côté que le progrès technique supprime plus d’emplois qu’il n’en crée, de l’autre force est de constater que l’offre de biens et services accessibles de cesse de croître.

Notre pouvoir d’usage s’en retrouve renforcé dans une certaine mesure. Nous pouvons acheter des ordinateurs des millions de fois plus puissants qu’il y a 15 ans, au même prix voire moins chers, et nous donnant accès à toujours plus d’informations et de loisirs, partout et tout le temps. Un villageois en Afrique avec son téléphone mobile est maintenant mieux connecté que le président des Etats-Unis il y a vingt ans. Difficile de ne pas voir ce progrès, permis notamment par les startups, qui achèvent un travail entamé par des investissement publics.

Idem pour l’énergie qui devrait pour ainsi dire devenir gratuite d’ici à 20 ans compte tenu de la chute continue des coûts de production des panneaux solaires.

Pareil pour la santé : quand on sait qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que les gadgets et logiciels médicaux de prévention ne cessent de se perfectionner, on ne peut qu’être optimiste quant à la santé des prochaines générations. Encore une fois, cette révolution est le fait de startups.

Certes, ces progrès ne sont pas encore parfaitement partagés entre tous dans les pays développés, encore moins dans le reste du monde. Mais Bill Gates qui étudie de près la pauvreté dans le cadre de sa fondation considère qu’au sens où nous la définissons aujourd’hui elle aura disparu d’ici à 2035 ! (source).

Une fois que panneaux solaires et batteries de maison se seront démocratisés, qu’internet sera accessible partout et gratuit car diffusé depuis le ciel et l’espace, et que les smartphones vaudront moins de 20 euros, c’est-à-dire dans quelques années très probablement, et de notre vivant très certainement, on imagine la réserve de progrès social qui ne manquera pas de surgir au grand jour. Les prévisions de Bill Gates semblent alors tout de suite moins farfelues qu’elles peuvent en avoir l’air.

Certes certains en chemin seront devenus rich(issim)es, mais d’ici à 30 ans, il est techniquement possible que le plus pauvre des hommes ait plus de pouvoir d’usage que Bill Gates aujourd’hui. En fait, la notion de pauvreté existera encore sans doute, mais son sens aura changé, peut-être que cela pourra désigner ceux qui ne peuvent pas (encore) se payer un weekend sur la lune, ou une année sabbatique sur Mars.