La licorne et le cafard : fable des temps modernes
Si la période dédiée aux vœux d’usage est déjà derrière nous, il n’est peut-être pas trop tard pour souhaiter à nos entreprises une bonne santé financière. Car le début d’année est aussi la période des budgets annuels et des perspectives de croissance.
Optimistes pour 2019 ? Grand bien vous fasse. Pourtant, au vu des prévisions de certains spécialistes de la tech, il serait sage d’envisager une gestion plus économe de ses ressources, et surtout plus efficace.
La frugalité, mot un rien désuet mais concept novateur, comme l’a démontré Navi Radjou, père de "l’innovation frugale", s’impose ainsi comme une voie moyenne permettant de réconcilier ambition et modération. Faire plus avec moins, ce n’est pas la quadrature du cercle, juste une bonne résolution. L’année court déjà, mais il est encore temps.
Croissance ou rentabilité : faut-il choisir ?
Dans un post célèbre publié en septembre 2015, Caterina Fake inventait le terme de "start-up cafard" (coackroach start-up) pour désigner les entreprises qui, ayant pris soin de croître lentement et de penser d’abord à leur rentabilité, étaient les mieux préparées à l’éclatement d’une nouvelle bulle spéculative, alors déjà annoncée par les spécialistes. Trois ans et demi ont passé, et la bulle tient bon. 2018 a vu son lot de levées de fonds stratosphériques et de valorisations record ; les maternités de la tech sont pleines de bébés licornes (start-up non cotées valorisées à plus d’un milliard de dollars) et les fonds d’investissement, qui ne manquent pas, ne les quittent pas des yeux, la main sur le chéquier.
Tout cela ne remet pas en question, nous semble-t-il, le principe simple selon lequel C. Fake opposait les licornes aux cafards : parmi les premières, rares sont celles qui sont à l’équilibre ; même les plus célèbres, comme Uber, Spotify ou Netflix, continuent de perdre de l’argent malgré des chiffres d’affaire considérables. Or les start-up cafards, elles, si elles sont beaucoup plus discrètes (comme l’insecte peu ragoûtant qui les désigne et qui a résisté à tous les cataclysmes depuis 250 millions d’années), construisent leur réussite dans un temps certes plus long et dans des proportions plus modestes, mais sont inversement plus rentables et, donc, pérennes.
C’est une vision qu’on taxerait volontiers de simpliste ou de réductrice, si elle n’était soutenue par l’exemple même : s’il est vrai que les licornes ont surtout besoin de croissance et d’investissements extérieurs, la plupart d’entre elles aspirent à un modèle économique plus viable et tendent à réduire leur déficit, à l’instar de Blablacar qui annonçait en 2018 sa première année à l’équilibre, ou encore d’Airbnb. Bien des raisons expliquent cette volonté d’équilibrage, notamment à un certain point de développement ; car il arrive un moment où la course au financement ne peut être une surenchère sans fin ; où il faut que le produit, ou le service, rapporte de l’argent ; où il faut privilégier l’autofinancement et réussir le défi de la mise à l’échelle, passer en mode scale-up.
"Il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir" (Montaigne)
L’échec de nombreuses start-up, le plus souvent dans les trois ans qui suivent leur création (ou dans les vingt mois qui suivent la première levée de fonds), doit être un exemple utile : quelles en sont les causes ? Dire que cela tient au modèle même de ce type d’entreprise est un raccourci risqué : blâmer le marché, la concurrence, le timing, les investisseurs, c’est une seule et même chose. Car il va de soi qu’une idée, même bonne, peut ne pas trouver son public ou ses soutiens. Comme il est évident que chaque cas est différent. Il nous semble cependant que la gestion des fonds récoltés est un point essentiel de la durée de vie de ces entreprises contraintes de mettre la clef sous la porte. Le manque d’argent est d’ailleurs évoqué comme le deuxième motif d’échec des start-up (pour 29 %) d’après une étude CB insights de février dernier (The Top 20 Reasons Startups Fail). De fait, ce manque d’argent est parfois lié à une gestion dispendieuse de ses moyens ; l’effet domino, ou plutôt casino : l’argent tombe, on en a, on le dépense mal ou trop vite, et c’est la faillite.
Un bref passage sur Internet suffit à prendre la mesure du problème : en effet, quand on tape "gestion levée de fonds" dans un célèbre moteur de recherche, toutes les entrées sont consacrées à la manière de réaliser une levée de fonds. Aucune à la bonne manière de gérer ces fonds qui sont une manne, certes, mais qui peuvent être la cause d’un dangereux vertige. Bref, fru-ga-li-té ! De même qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, selon la formule d’un certain Ben Parker, une grosse somme d’argent implique de réelles qualités de gestionnaire et un esprit de parcimonie. Le risque étant de se mettre à dépenser beaucoup, un peu à tort et travers, parce qu’on a les moyens. Bref, de flamber au lieu de mettre à profit ces fonds pour se développer dans une logique de long terme. On met souvent l’accent sur l’importance d’une croissance rapide pour les start-up bien sûr, mais attention de ne pas se brûler les ailes. La folie des grandeurs est un état d’ivresse plus courant qu’on ne le croit chez les entrepreneurs qui apprennent à leurs dépens que "cramer du cash", comme on dit, c’est bien beau, mais qu’"il faut savoir hélas en tout se limiter" (Jacques Demy).
Jean-David Chamboredon, CEO du fonds d’investissement ISAI et co-président de France Digitale fait d’ailleurs sur ce point un constat analogue : "Entrepreneurs et investisseurs devraient relire "le lièvre et la tortue". Dans l'exubérance actuelle, il est facile de confondre vitesse et précipitation. Accélérer investissements et dépenses sur la base d'un modèle précaire c'est comme appuyer à fond sur l'accélérateur alors que le moteur présente une fuite d'huile. Coulage de bielle et pétage de durite garantis !"
Une autre forme de sobriété heureuse
On pourrait très bien remplacer licorne et cafard par cigale et fourmi, insectes ô combien plus proches de nous et de nos souvenirs d’école. "La cigale, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue...". Chanter quand il fait beau, c’est tentant, et sans doute ne faut-il pas y renoncer tout à fait, mais il faut penser aux jours d’hiver et, donc, à un business plan plus vertueux. La fourmi de la fable n’est pas prêteuse, mais elle est un modèle de frugalité. Le terme a son importance et on le sous-estime grandement. Navi Radjou l’a certes popularisé grâce au concept d’innovation frugale qu’il promeut avec talent (inspiré du Jugaadindien, c’est-à-dire le système D : faire plus/mieux avec moins, ce à quoi l’on est contraint dans les pays où les moyens financiers manquent) et certaines entreprises comme Zappos.com ont beau faire de la frugalité l’une de leurs valeurs fondamentales ("Do more with less"), il n’est peut-être pas inutile d’insister sur ses bienfaits. D’abord parce que quels que soient les moyens, chercher la solution la plus simple et la plus efficace devrait être un réflexe. Ensuite parce que la contrainte stimule la créativité et l’imagination.
Enfin, parce que la pérennité d’une entreprise ne se construit qu’à ce prix, a fortiori si l’on considère que le marché peut nous jouer des tours. D’où quelques bonnes résolutions : abandonner les locaux-vitrines en centre-ville, un mobilier chic et design (chez Amazon, par exemple, les bureaux sont de simples planches posées sur des tréteaux) ; abandonner les projets douteux et les recrutements coûteux ; se dépenser sans compter mais compter ses dépenses. Et soyez fiers d’être fourmi, ou même cafard ; les licornes, du reste, ça n’existe pas.
Une tribune co-rédigée par Gilles Chetelat, cofondateur de StickyADS.tv.