Les six modèles du gratuit

Internet en 2049 : maîtres ou esclaves du numérique ? Le JDN publie chaque jour en avant-première un extrait du livre de Benoît Sillard et vous propose de partager votre vision de l'Internet en 2049.

On ne peut pas parler d'un seul système du gratuit. Dans son livre-manifeste Free !, l'essayiste Chris Anderson [...] propose une typologie du gratuit décliné en six modèles.

Freemium

Il s'agit d'un modèle en partie gratuit et en partie payant. Le terme Freemium est une contraction de free (gratuit) et premium (payant). On va proposer à l'utilisateur "grand public" un service gratuit, où il pourra effectuer des opérations basiques proposées par le système ou le logiciel. À cet espace gratuit, on va adjoindre un espace payant où la palette de fonctionnalités proposées sera plus importante. Le service de publication et de partage de photos en ligne Flickr est un exemple de Freemium. Il est accessible gratuitement à tout utilisateur s'il n'a besoin de publier que quelques photos par jour. En revanche, un service payant est proposé aux photographes amateurs ou professionnels désirant plus de capacité de stockage et des services associés.

 

Publicitaire

Les coûts inhérents à l'utilisation du bien ou du service sont uniquement supportés par des recettes publicitaires. Les utilisateurs peuvent alors profiter d'un service entièrement gratuit, puisque ce sont les publicités qui vont financer les coûts de développement, de stockage, d'hébergement et de diffusion de l'application. En échange, les utilisateurs devront accepter une ou des publicités. C'est un modèle classique, utilisé par de nombreux médias dont les sites de CCM Benchmark Group. Le secteur des applications iPhone, en plein boom depuis 2007, propose un grand nombre d'applications gratuites : dans certaines, l'éditeur met à disposition des bandeaux publicitaires.

 

Les subventions croisées

Il s'agit ici et là de donner un service ou bien en échange de l'achat d'un autre produit. Ce faisant, on conditionne le don à l'achat. Quelque part, l'utilisateur ou le consommateur "subventionne" le produit qui lui est offert. Les rasoirs Gilette ont été les novateurs en ce domaine, voici bien longtemps. En échange de l'achat de lames, le consommateur se voit remettre gratuitement un rasoir. Ce dernier ne représente pas un investissement "rentable" pour Gilette, puisque les consommateurs n'ont pas besoin d'en acheter souvent. En revanche, les lames font l'objet d'un achat régulier.

 

Le coût marginal nul

On estime dans cette hypothèse qu'il est plus simple d'offrir le produit numérique que de le vendre. Bien sûr, on attend un retour sur investissement... mais pas forcément tout de suite. Le secteur culturel, par exemple, pratique beaucoup le coût marginal nul. En 2007, le chanteur et compositeur Prince a offert son album Planet Earth en partenariat avec un hebdo anglais (trois millions d'exemplaires écoulés). Ce faisant, l'artiste compte sur l'achat de produits dérivés et de places de concerts de la part des internautes pour financer la production de ses disques et assurer sa rémunération. La même année, Radiohead a lancé son album In Rainbows depuis son site internet en laissant à l'internaute le soin de fixer lui-même le prix... y compris gratuit ! Au final, le prix moyen s'est établi vers 6 dollars et ce fut l'album le plus rentable du groupe depuis sa création.

La version numérique de ce livre en est aussi un exemple. Le prix de vente du livre "papier" couvre les coûts du livre en tant que bien matériel, tandis que les coûts marginaux de mise en ligne sont proches de zéro, ce qui permet d'offrir la version numérique. Dans ce cas, le modèle est proche de celui de la diffusion de disques par les radios : la diffusion gratuite pour le consommateur du bien immatériel sert de promotion à la vente du bien matériel.

 

L'échange de travail

L'argent n'intervient plus : des services mutuels sont rendus, les bénéficiaires s'accordant entre eux sur l'équivalence de valeur de ces services. Les systèmes d'échanges locaux (SEL) sont un bon exemple d'affranchissement de rétribution monétaire. Leur principe repose sur la coopération de personnes selon les compétences de chacun : par exemple, un adhérent au Sel offre de construire un mur, parce qu'il a des compétences en maçonnerie, et attend qu'on lui développe un site internet, parce qu'on a des compétences en langage PHP. À chaque service reçu correspond un nombre de crédits virtuels, que l'on accumule en rendant des services et qui peuvent ensuite être dépensés pour en recevoir.

 

Le don

Le bien ou le service apporté est gratuit, mais les utilisateurs peuvent faire des dons aux créateurs, dans la limite de leurs moyens et de leur générosité. Par définition, ces dons n'ont rien d'obligatoire. Bien des systèmes open sources et issus du libre (freeware) se financent ainsi. L'encyclopédie Wikipédia propose par exemple aux internautes de faire un don à la Fondation Wikimédia, pour financer ses activités. Ces dons servent uniquement à la maintenance et à l'hébergement. Il en va de même pour Firefox, navigateur gratuit de Mozilla lancé en 2002 par David Hyatt et Blake Ross. En juillet 2009, Firefox a dépassé la barre du milliard de téléchargements. Il occupe le cœur du marché des navigateurs.

Le gratuit dans une logique marchande : pourquoi payer encore ?

L'extension de la gratuité ne va pas entraîner la disparition du payant. Certaines choses sont devenues tellement abondantes qu'elles ne valent presque plus rien, et il est plus simple de considérer qu'elles ne valent rien du tout au lieu d'essayer de les monétiser encore. D'autres biens ou services restent rares : ce sont eux qui conservent un prix. L'abondance elle-même peut d'ailleurs créer de la rareté, comme l'avait observé le penseur des systèmes et de la complexité Herbert Simon dès les années 1970 : plus nous avons d'informations à traiter, moins nous avons de temps d'attention et de concentration.

Kevin Kelly, rédacteur en chef de Wired, s'est ainsi demandé : "Pourquoi donc serais-je prêt à payer quelque chose d'a priori gratuit ?" Il a suggéré quelques pistes pour répondre à la question que se pose un nombre croissant d'internautes, et de consommateurs en général. Chacune de ces motivations redessine la frontière entre le domaine gratuit et le domaine payant : 

- l'immédiateté. Le fait de ne pas avoir à attendre la mise à disposition d'un produit peut "stimuler" l'acte d'achat pour le consommateur. On paie une place de cinéma une dizaine d'euros alors que l'on peut louer le DVD pour 2 euros six mois plus tard. Ce qui est payant : la jouissance instantanée. Ce qui est gratuit : la jouissance différée.

- la personnalisation. On touche un cœur sensible de la communication entre une marque ou un artiste et les clients. Un paquet de bonbons M&Ms ne vaut quasiment rien. En revanche, un paquet de M&Ms avec des messages personnalisés coûte beaucoup plus cher. Ce qui est payant : la version customisée. Ce qui est gratuit : la version standard. 

- l'interprétation. On ne fait pas payer le produit en lui-même, mais son interprétation. Une prise de sang, par exemple, coûte en elle-même moins de 1 euro. Son analyse peut multiplier par 10 ou 100 ce coût initial faible. Une information de presse "brute" peut être gratuite, mais sa mise en perspective sera payante. Un grand nombre de sites de presse parient sur cette information à deux niveaux. Ce qui est payant : le bien ou service qualifié. Ce qui est gratuit : le bien ou le service "brut".

- l'authenticité. C'est l'un des facteurs clés de la décision d'achat. On éprouve toujours plus de confiance (ou de fierté) à posséder un produit authentique et certifié. En Chine, la contrefaçon des grandes marques de luxe est monnaie courante (et l'imitation des maîtres appartient de toute façon à la culture dominante) : cela n'empêche absolument pas les consommateurs de s'acheter la vraie marque dès qu'ils en ont les moyens. Ils savent parfaitement que l'original a plus de qualité que la copie. Ce qui est payant : la confiance dans une marque. Ce qui est gratuit (ou presque) : la copie pour le simulacre.

- l'accessibilité. Devoir perdre un temps fou pour trouver un bien gratuit coûte indirectement de l'argent (que l'on aurait pu gagner pendant ce temps perdu). C'est en partie sur cette valeur que l'Apple Store a construit son succès : rendre accessible un catalogue le plus large possible, depuis une même plateforme, à un nombre important d'internautes. Ce qui est payant : un accès simple, sûr et instantané à un choix vaste et si possible universel. Ce qui est gratuit : une copie incertaine d'origine inconnue (ou un échange dans le cercle direct mais très limité des connaissances).

- l'incarnation. Acheter un CD peut paraître banal si le produit lui-même est interchangeable avec un autre. Un artiste apportant systématiquement un plus, au niveau du packaging par exemple, proposera une valeur ajoutée au consommateur. Ce produit "incarnera" l'artiste. Ce qui est payant : un produit original se rapprochant de l'exemplaire unique, comme l'œuvre d'art. Ce qui est gratuit : un produit anonyme de masse.

- le mécénat. Le chanteur français Grégoire, a profité d'un mécénat pour pouvoir enregistrer une maquette. Concrètement, via un site web, ce sont des internautes qui ont produit sa maquette, en misant de l'argent sur lui. MyMajorCompany propose aux écrivains du XXIe siècle d'assurer la production de leurs livres. Ce qui coûte : l'investissement initial. Ce qui rapporte : le retour sur cet investissement.

- la "trouvabilité". C'est-à-dire la capacité à rendre visible et disponible un produit ou un objet. Google fonde ses revenus publicitaires sur des millions de micro-annonces de ce genre. Ce qui est payant : l'annonce bien identifiée. Ce qui est gratuit : le référencement dans le grand nombre.

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