Yves Riesel (Qobuz.com) "L'accord Orange-Deezer relève d'une politique d'abandon national"

Selon le patron de la plate-forme Qobuz, le marché français du streaming et du téléchargement de musique va droit dans le mur. Il en dresse l'état des lieux et défend l'émergence de modèles économiques payants.

JDN. Comment analysez-vous la fermeture début août de la plate-forme musicale Jiwa, étranglée par les minimums garantis imposés par les majors ?

Yves Riesel. J'ai du mal à pleurer sur Jiwa. Comme Deezer, ce site était fondé sur le postulat d'un modèle économique mauvais et sans valeur ajoutée : le gratuit. S'il est modéré plus habilement, Deezer ne vaut pas beaucoup mieux. Il a surtout créé beaucoup de trouble en installant l'idée qu'un modèle gratuit était possible. Or non seulement cela ne fonctionne pas, mais cela empêche les sites payants de faire leur boulot.

Ne reconnaissez-vous pas au moins à Deezer le mérite d'avoir détourné beaucoup d'internautes du téléchargement illégal ?

Détourner des utilisateurs du modèle du piratage vers un modèle qui ne rapporte rien n'a aucun intérêt. Il y a deux sortes de producteurs de musique. Ceux qui ont atteint une masse critique leur permettant de se défendre et ceux qui ne le peuvent pas. Deezer paie les minimums garantis avec l'argent des investisseurs mais n'a pas assez d'argent pour survivre, c'est désormais parfaitement connu. Deezer essaie seulement de gagner de l'argent pour ses investisseurs, mais ne se soucie pas de musique. Combien de chefs de pub pour un chef de produit ? Quatre ?

"L'idée que l'on peut transférer les utilisateurs du gratuit vers le payant est totalement fausse"

Deezer a mis en place une offre premium, donc payante...

Le premium ne marche pas non plus. La meilleure preuve est que sur les 7 millions d'utilisateurs de Deezer, seuls 25 000 l'ont adopté. L'idée que l'on peut transférer les utilisateurs d'un service gratuit vers un service payant est totalement fausse.

Le gratuit risque de continuer quelque temps, même s'il est acquis que ce modèle ne fonctionne pas. La sagesse serait alors de limiter le gratuit à un répertoire restreint avec une qualité dégradée.

Une nouvelle idée se généralise : la consommation illimitée pour un forfait de 10 euros par mois. Qu'en pensez-vous ?

Cela ne marche que pour le hit-parade et pour les fonds de catalogue déjà ultra-amortis, c'est-à-dire pour les majors. Mais pas pour la création fraîche non mainstream. C'est un problème pour tous les indépendants mais également pour les majors qui produisent par exemple des Thomas Dutronc ou des Renan Luce. Et ne parlons pas de jazz ou de musique du monde. Même massifié, ce modèle économique ne collectera jamais suffisamment d'argent pour rémunérer les producteurs. En particulier les plus petits, puisque leurs revenus seront proportionnels à la consommation de leurs titres.

Vous êtes par ailleurs furieux du partenariat conclu entre Deezer et Orange...

L'alliance entre Deezer et Orange est un scandale, elle tue l'écosystème de la musique en ligne et détruit le marché. Abonné Orange, j'ai reçu un SMS m'informant que l'offre premium de Deezer était désormais incorporée à mon forfait. D'autres clients se voient présenter une offre illimitée à 5 euros. La vérité, c'est qu'Orange va sponsoriser ces offres pour qu'elles descendent à 0 ou 5 euros. Donc une fois de plus, le marché est tiré vers le bas.

"L'avenir est à un plus grand consentement à payer par les consommateurs"

S'ajoute à cela un grave problème de concurrence. N'oublions pas qu'il s'agit d'un ancien monopole : il aurait été moins grave que Deezer signe avec Free ou SFR. Mais là, Orange écrit à ses dizaines de millions d'abonnés pour dire que la musique, c'est gratuit, voire 5 euros. C'est un message complètement désastreux.

Et comme si cela ne suffisait pas, Deezer est affilié à iTunes et envoie sur la boutique d'Apple tous ses utilisateurs qui souhaitent acheter un titre. Or souvenez-vous des réunions gouvernementales interminables sur la carte musique jeunes, qui devait profiter à tous les acteurs de marché en les présentant équitablement. Dans ce contexte, l'accord Orange-Deezer relève d'une politique d'abandon national, totalement incroyable.

Selon vous, à quoi devrait ressembler le marché de la musique en ligne ?

L'avenir est à un plus grand consentement à payer par les consommateurs. Par exemple 10 euros par mois pour la musique mainstream, 20, 30 voire 40 euros pour sortir des sentiers battus... Tout le monde est d'accord sur le fait que la musique en ligne doit rapporter davantage d'argent qu'aujourd'hui. D'autre part, il n'y a pas une musique mais des musiques. L'avenir est donc dans des solutions pour des publics. Par exemple, sur Deezer, on me tutoie, ce que je déteste, je trouve le moteur de recherche très mauvais, il n'y a pas d'information sur les interprètes... Il devrait y avoir la place sur le marché pour d'autres solutions. D'autant que la démarche qualité vaut quelle que soit la musique.

Comment voyez-vous l'avenir des modèles économiques respectifs des sites de streaming et des sites de téléchargement ?

L'avenir est sans aucun doute aux sites de streaming, mais pas s'ils vendent à vil prix. Je pense que pendant encore 3 ou 4 ans, il y a un avenir pour le téléchargement de qualité. C'est-à-dire pas comme sur iTunes : l'amateur de jazz qui cherche un album édité par Frémeaux et Associés l'y trouvera pour 19,90 euros, de mauvaise qualité sonore et sans aucune information ! Il y a une régression entre le CD et le téléchargement. Pour que les gens acceptent de payer à nouveau, il faut les enchanter, en leur proposant de la qualité supérieure. Ce qui implique aussi de recevoir de la marchandise correcte de la part des fournisseurs. Si même Virgin ou la Fnac n'arrivent pas à se différencier sur l'usage, c'est parce qu'ils n'ont pas assez d'argent pour faire du marketing : tout l'argent est consacré à la constitution d'un catalogue potable.

"Le streaming doit impérativement être payant et segmenté"

Que peut faire la secrétaire d'Etat à l'Economie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet ?

Préfère-on que tout le marché parte à l'étranger chez iTunes et Spotify, ou veut-on organiser durablement le marché français pour préserver notre patrimoine ? Aujourd'hui, lorsque vous êtes un fournisseur d'iTunes, vous envoyez vos fichiers à Cupertino, mais vous n'avez jamais d'interlocuteur : il y a une seule personne au niveau mondial ! Comment veut-on que la culture américaine ne s'impose pas partout ? Hadopi, par exemple, est une bonne condition de marché : elle envoie le message : "ça suffit les conneries".

Dans le cadre du grand emprunt national, une enveloppe est consacrée à la numérisation du patrimoine culturel. Comme je l'ai indiqué au ministère, on oublie la musique ! La discographie n'est pas moins importante que la bibliographie, or personne ne s'en occupe. Il nous faut nous réapproprier ce patrimoine incroyable. Les maisons de disque doivent en comprendre l'importance et on doit leur donner les moyens, qu'elles n'ont pas actuellement, de le trier, l'indexer, le documenter...

Quelle action préconisez-vous en matière de streaming ?

Qobuz a développé des milliers de livrets numériques, fantastiques notamment pour une consommation sur iPad ou iPod. Mais cet avantage concurrentiel n'est à ce jour pas suffisant. J'en déduis que le streaming doit impérativement être payant et segmenté. La question est la suivante : veut-on une offre unique de streaming en France, ou plusieurs ? Je suis pour que le meilleur gagne, mais avec des règles de marché raisonnables. Aujourd'hui, parmi les principaux acteurs nous trouvons Deezer, l'américain Spotify - dont le développement est plus difficile mais beaucoup plus vertueux que Deezer - et MusicMe, qui effectue un travail de valeur même si sa situation n'est sûrement pas glorieuse.

"Tous les acteurs du marché devraient être disponibles sur Orange"

 Concrètement, que peut faire le gouvernement ?

Il doit inciter Orange à faire une place de marché. Lorsque vous achetez un billet de train en ligne, la SNCF vous propose de louer une voiture en vous indiquant tous les loueurs, même si elle a un partenariat avec Avis. De la même façon, Deezer peut très bien bénéficier d'un accord privilégié, mais les autres acteurs doivent absolument être disponibles sur la plate-forme d'Orange. Je pense qu'Orange ne se rend pas encore compte du problème que pose Deezer. Mais si nous, sites payants, ne protestons pas maintenant très fort, nous sommes morts pour le streaming.

Plus largement, il faut protéger la culture française. Si la production culturelle française a été si vivace jusqu'ici, c'est grâce à la politique d'exception culturelle et aux quotas. Regardez l'Italie : la production nationale est catastrophique car elle ne peut pas se financer. Si on pense que la musique, le cinéma, le jeu vidéo constituent un enjeu industriel, alors il faut absolument que l'Etat s'en mêle.

Comment se porte Qobuz ?

Deux ans et demi après notre lancement, nous avons déjà vécu de nombreux changements. Dans le contexte de travail d'un Deezer gratuit, nous avons opté pour la qualité et procédé à un travail de fond sur l'usage, la qualité, la largeur d'offre... Nous attendons maintenant un contexte de marché qui nous permette de nous exprimer.

"Qobuz attend maintenant un contexte de marché qui lui permette de s'exprimer"

Du côté du téléchargement, notre chiffre d'affaires progresse selon une bonne courbe, enregistrant une croissance de 25 à 30 % d'un mois sur l'autre environ. Si notre offre était de mauvaise qualité, je vous garantis que cette progression serait bien moins bonne...

Le problème est du côté du streaming. Nous savons qu'il s'agit du mode de consommation du futur. Il a de plus l'avantage de fixer la clientèle : une fois qu'on a organisé ses playlists, notamment pour les consommer en mobilité, on ne change pas de crèmerie tous les huit jours. Or Orange prend des parts de marché comme une brute. Est-il en position dominante ? Je voudrais que Nathalie Kosciusko-Morizet se pose la question. D'autant qu'elle a dit vouloir voir émerger plusieurs modèles économiques.

Quelle est l'actualité de Qobuz ?

Nous proposons une offre totalement unique depuis la fin du mois d'août. Il est possible de télécharger dans la qualité que l'on souhaite (standard 320, qualité CD, parfois qualité studio master), au format que l'on souhaite (aac, ogg, flac, mp3, wma, alac) et sur le baladeur ou la plate-forme de son choix (y compris Linux). Le catalogue de 6 millions de titres comprend tous les indépendants, tout le catalogue Sony et un tiers des catalogues des trois autres majors. Les fichiers sont toujours accompagnés de leur livret numérique. Et en septembre, nous lançons notre application mobile.