La finance est-elle toxique ?

Depuis quelques années, il est de bon ton de pointer du doigt « l'arrogance de la finance », « la dictature des marchés » ou « l'irresponsabilité des banques ». Pour éviter un tel simplisme – qui ne résout rien, et qui défoule à peine – il faut revenir à quelques idées simples.

La finance n'est pas une personne, les marchés financiers non plus. Ce sont des outils utilisés par des êtres humains dont les intérêts sont différents de l'un à l'autre. Doit-on blâmer le directeur financier d'une PME qui couvre son risque de change pour maintenir ses marges à l'exportation ? Faut-il crucifier le banquier qui cherche un refinancement sur les marchés ? Doit-on condamner le particulier qui a souscrit à une assurance-vie, et est donc devenu, de fait, un actionnaire (car les primes d'assurance sont investies sur les marchés) ? Et que dire d'une personne qui cherche à se constituer un capital retraite ? Il faut donc s'attaquer non pas aux outils – nombreux – mais aux motivations de ceux qui détournent ces outils de leur sens premier.
Les outils financiers sont comme des marteaux : ce n'est parce qu'un fou furieux utilise un marteau pour attaquer des passants que l'on doit condamner tous les artisans ou les bricoleurs. Le problème, et nous y reviendrons, est qu'un fou furieux armé d'un marteau déclenche, comparativement, peu de dégâts (en tout cas, pas 7 milliards d'euros de pertes...)

Il y a, grossièrement, deux catégories d'opérations financières : les opérations réelles, les opérations spéculatives.
Voici d'abord quelques opérations réelles: je dois recevoir du dollar dans 3 mois, donc je me couvre contre le risque de change à 3 mois ; j'aurai besoin d'acheter du blé pour ma production, et je m'assure des prix quelques mois à l'avance ; je détiens un emprunt, et je veux souscrire à un contrat d'assurance contre le défaut de paiement de l'emprunteur. On note que dans ces trois cas, il y a une opération économique sous-jacente : c'est parce que j'ai un problème dans le monde réel que j'utilise des outils financiers.
Voici maintenant trois opérations spéculatives portant sur les mêmes outils : je pense que le dollar va monter, donc je souscris à une option, en espérant la revendre avec une plus-value ; je vois que les prix du blé fluctuent, donc j'achète du blé pour le revendre (je n'ai pas besoin de blé) ; je pense que telle entreprise va faire défaut, et je prends des paris sur la date, et l'ampleur, de sa faillite. Dans ce type d'opération, on voit que l'acteur n'a pas un besoin dans le monde réel.
C'est un peu comme un particulier qui achèterait des dizaines de voitures d'occasion en espérant une hausse de la demande qui lui permette de pouvoir les revendre plus cher qu'il ne les a achetées. On aboutit alors à des raisonnements pervers : celui qui détient une assurance contre le défaut (credit default swap, CDS) sans détenir l'emprunt a tout intérêt à ce que l'entreprise ou le pays fasse défaut. C'est exactement comme si je détenais une assurance incendie sur la maison d'un voisin : j'ai tout intérêt à ce que sa maison brûle...
Le problème est donc dans l'être humain, avec deux idées : la schizophrénie, et les conflits d'intérêt.
Premièrement, de nombreux acteurs jouent un jeu à double-face, et doivent vivre avec cette ambivalence : les banques détiennent des emprunts d'État (elles n'ont donc pas d'intérêt à la faillite de ces États), mais dans le même temps, des traders dans la salle de marché de ces mêmes banques prennent des positions sur les CDS et ont intérêt à la faillite. Il faut noter que cette ambivalence joue aussi au niveau individuel : nous sommes tous humanistes et condamnons l'exigence outrée des actionnaires... mais nous voulons que nos actions fructifient pour notre patrimoine et notre retraite. Deuxièmement, on constate des conflits d'intérêts qui conduisent à des comportements dommageables pour l'économie.
Prenons l'exemple des stock-options : un dirigeant se voit donner le droit (mais pas l'obligation) d'acheter des actions de son entreprise à un bon tarif. Si les actions montent, alors le dirigeant exerce ses stock-options à bas prix, et il a une confortable plus-value quand il revend. Si les actions stagnent ou baissent, alors le dirigeant n'exerce pas ses stock-options et n'a donc aucune perte. Dans cette situation, le dirigeant a tout intérêt à prendre des décisions très risquées : si elles sont gagnantes, il gagnera beaucoup ; si elles sont perdantes, il ne perdra rien. Ceci est en conflit avec les intérêts des actionnaires (dont les actions deviennent plus risquées, avoir une probabilité importante de perte), avec les intérêts des salariés (licenciements possibles), des fournisseurs et clients (cessation d'activité), et de la société en général (coût des licenciements).
La solution n'est pas que dans la régulation
. Un beau discours politique, même s'il est suivi d'une loi, ne suffisent pas. Il faut plusieurs choses supplémentaires. Premièrement, il faut une transparence démocratique dans l'établissement de la loi. Nous savons tous qu'il existe des lobbys très puissants, et ceux-ci auront à cœur de défendre leurs intérêts et d'influer sur ce qui sera couvert – ou non – par la loi de régulation. Idéalement, une loi (par exemple une taxe) doit toucher tout le monde, sans exception, et tout citoyen doit pouvoir accéder au relevé des débats. Deuxièmement, une loi ne vaut rien sans des sanctions, ce qui veut dire qu'il faut une volonté politique d'allouer des ressources importantes à des contrôleurs et à des juges (l'équivalent d'une augmentation du nombre des radars routiers et des amendes). Troisièmement, il faut une plus grande transparence dans les politiques de rémunération des acteurs (traders, dirigeants, banquiers) de telle sorte que l'on puisse prévenir les possibles conflits d'intérêts.
On peut envisager des assouplissements après coup : le but n'est certainement pas de supprimer les outils financiers, car ils sont utiles, et la spéculation, pour partie, permet de maintenir une liquidité sur les marchés, car elle augmente le nombre de transactions. Mais mieux vaut frapper fort, puis soigner au coup par coup, plutôt que rédiger des législations pleines de trous et inapplicables, voire inappliquées, faute de moyens.
Il en va de la démocratie, et du respect des électeurs pour ceux qu'ils ont élu.
Les élus, rappelons-le, doivent (devraient?) régulièrement rendre des comptes.