Anthony Attia (Euronext Paris) "Euronext ne voit pas Binance et Coinbase comme des concurrents"

Le CEO d'Euronext Paris, en charge des activités de cotation pour le groupe, dévoile ses ambitions dans la blockchain et la tokenisation des actifs financiers.

JDN. Pourquoi Euronext s'intéresse à la blockchain ? 

Anthony Attia, CEO d’Euronext Paris, en charge des activités de cotation pour le groupe. © Euronext Paris

Anthony Attia. Nous avons suivi très tôt l'émergence de la blockchain car elle a une fonction notariale. Dans notre chaîne de valeur, il y a le rôle du registre de titres, c'est-à-dire l'endroit où sont inscrits les propriétaires des titres échangés chez nous. Or, la gestion du registre de titres est pratiquement aussi ancienne que la bourse. La blockchain nous a donné l'opportunité de le moderniser et donner plus de transparence à nos émetteurs. En 2017, Euronext a lancé LiquidShare, avec d'autres acteurs de la place. C'est une plateforme blockchain qui modernise la chaîne de post-marché, à savoir le registre de titres et le règlement-livraison. Nous avons mené un pilote fin 2018 qui a été un succès et sommes actuellement en phase de discussion avec les régulateurs pour obtenir un statut réglementaire. 

Vous ne regardez pas l'univers des crypto-monnaies ?

Nous avons décidé de ne pas être présent, pour l'instant, dans le monde des crypto-monnaies car nous considérons que ce n'est pas la raison d'être d'Euronext. Cette raison d'être consiste à financer l'économie réelle. Nous nous sommes fortement intéressés aux crypto-actifs, que nous différencions des crypto-monnaies. Nous avons regardé le phénomène des ICO (initial coin offering, les levées de fonds en crypto-monnaies, ndlr) et la tokenisation des titres. La gestion d'un titre financier comprend plusieurs aspects : droit de propriété, opérations sur titres avec dividendes, gouvernance associée au titre, droits de vote... On peut imaginer incorporer ces éléments dans un token et exécuter toutes ces actions via un smart contract (un programme autonome qui s'exécute automatiquement suite à des conditions prédéfinies, ndlr).

En juillet dernier, vous avez pris une participation de 23,5% dans Tokeny Solutions, une start-up luxembourgeoise qui a conçu une plateforme d'émission, de gestion et d'échange de security tokens, c'est-à-dire des titres financiers digitalisés. Pourquoi ?

Tokeny, c'est avant tout une équipe innovante, compétente et solide, qui fait de la gestion de tokens et de l'émission primaire avec succès. Il y a de forts parallèles avec nos métiers sur les marchés de capitaux. Tokeny apporte une transparence sur l'ensemble des droits associés aux tokens émis (vote, droits de propriété, éléments fiscaux, identification du porteur de titre…). Le tout capturé par le smart contract. Cela permet à un émetteur de gérer lui-même un registre de titres de façon transparente. La vision d'Euronext est de repenser les différentes briques de la chaîne de valeur boursière à travers les actifs digitaux, Tokeny couvrant la partie émission des titres. Mais ce n'est pas un partenariat exclusif, nous avons besoin d'un modèle ouvert et interopérable.

"Nous avons décidé de ne pas être présent, pour l'instant, dans le monde des crypto-monnaies"

Ensuite, il y a la brique du marché secondaire, qui n'existe pas réellement pour l'instant sur les crypto-actifs, et la brique du registre et du règlement-livraison avec notamment LiquidShare. On se rapprocherait ainsi d'une bourse d'actifs numériques. Mais nous devons impliquer tous les acteurs de l'écosystème boursier : émetteurs, investisseurs, régulateurs...

Avez-vous prévu de lancer une plateforme de security tokens comme l'opérateur boursier suisse, Six Swiss Exchange ?

Pour l'instant, nous travaillons en étroite collaboration avec l'ensemble des acteurs de l'écosystème financier français pour évaluer les opportunités qui pourraient se créer. Est-ce que le futur est une chaîne de financements alternatifs via des tokens ou la tokenisation de toute la chaîne de financement ? Cela mérite réflexion.

Existe-t-il des freins réglementaires à la tokenisation des actifs financiers en France ? 

Les France est pionnière dans ce domaine, en particulier grâce à l'AMF et la Banque de France. Les utility tokens (jetons avec un droit d'usage sur le produit ou service, ndlr) font l'objet d'un cadre réglementaire non contraignant dans la Loi Pacte. Il y a plus de flexibilité que pour les titres financiers. Sur les STO (security token offering, levées de fonds en security tokens, ndlr), le régulateur a pris une position : si le token porte sur un titre financier, alors la réglementation des titres financiers s'applique. C'est une situation probablement temporaire car il faut élaborer un cadre réglementaire adapté prenant en compte les spécificités des smart contracts et de la blockchain.

Quels autres défis avez-vous identifiés ?

Il y a la problématique des marchés secondaires. C'est bien d'émettre des tokens mais il faut pouvoir ensuite les échanger, que des gens achètent et vendent… Au niveau de la technologie, la blockchain a fait beaucoup de progrès mais il reste encore des choses à améliorer : l'interopérabilité entre les différentes blockchains, les problèmes de performance et tout ce qui tourne autour de la sécurité informatique.

2019 ne sera donc pas l'année des security tokens...

On a des conversations avec les émetteurs qui commencent à regarder les STO. Mais la conjonction macro-économique de 2019 n'est pas favorable. Les taux d'intérêt sont bas, la croissance mondiale est lente, il y a une abondance d'argent dans le private equity… Il va falloir attendre et être patient pour voir un pipeline significatif de STO.

Qui seront les grands gagnants de la tokenisation : les opérateurs boursiers, les grands exchanges crypto comme Binance ou Coinbase qui ne cachent pas leurs ambitions dans le domaine, ou bien la combinaison des deux ? 

Euronext ne voit pas Binance et Coinbase comme des concurrents. Ces acteurs se sont développés sur les exchanges crypto car la plupart des tokens échangés sont soit des utility tokens soit des crypto-monnaies. Il est envisageable d'imaginer une convergence à long terme entre les bourses traditionnelles et les exchanges crypto à travers les infrastructures blockchain et entrer ainsi en phase de maturité. Je pense plutôt à la complémentarité d'un écosystème.

"On a des conversations avec les émetteurs qui commencent à regarder les STO"

L'histoire boursière est une histoire d'innovations : la dématérialisation des titres dans les années 80, la globalisation des marchés financiers, le trading algorithmique, la capacité à traiter en temps réel... A chaque fois, les bourses ont pu se transformer et continuer à jouer leur rôle de financement de l'économie.

Avez-vous prévu d'autres investissements dans le blockchain ?

Nous avons une approche sélective de nos participations dans des start-up. Euronext est une société de taille raisonnable, pas un grand groupe. Nous choisissons nos investissements avec attention dans une logique de partage d'innovation et de croissance. Euronext a clairement une ambition sur ce sujet mais je ne peux pas dire si elle passera par des investissements ou d'autres voies.