Paiement instantané, qu'est ce qui bloque ?

Paiement instantané, qu'est ce qui bloque ? Trois ans après son apparition en France, le paiement instantané ne représente que 3% des transactions. Une mise en place poussive qui a ses raisons.

En 2018, la Banque centrale européenne mettait en place le paiement instantané, qui permet de réaliser des virements d'un montant maximum de 100 000 euros, à tout bénéficiaire de la zone SEPA, en moins de 10 secondes. Au premier trimestre 2022, ce mode de paiement ne représente que 3% du volume de virements français selon le Comité National des Paiements Scripturaux, alors qu'il est massivement disponible chez les structures bancaires. Plusieurs facteurs expliquent cette stagnation.

Un service payant

"Le premier facteur qui explique cette non-adoption du paiement instantané, c'est que c'est un service presque toujours payant", estime Maxime Chipoy, président du média de finances individuelles MoneyVox. Une centaine de banques françaises ont fait le choix de facturer l'instantanéité du paiement, conséquence d'un investissement massif : la mise en place du paiement instantané a allégé les banques françaises de plusieurs centaines de millions d'euros, selon plusieurs acteurs bancaires interrogés par le JDN, un investissement encore loin d'être amorti. "Il a fallu construire des usines de traitement pour gérer les demandes de paiement en moins de dix secondes à l'époque. Nous sommes aujourd'hui passé à moins de trois secondes", se remémore Laurence Felix-Makatcheff, directrice adjointe des paiements à la Banque Postale.

Amortir, voilà donc l'objectif des infrastructures financières qui proposent des frais allant de cinquante centimes à 8 euros pour payer instantanément, mais cette facturation est une spécificité des banques françaises qui assument des frais d'infrastructures redoutables, en particulier en agences. "Les Pays-Bas ont fermé la moitié de leurs agences en dix ans, en France on en a fermée 10% (étude Infostat Marketing, ndlr). Cela fait que les banques hollandaises disposent de davantage de latitude dans leur politique tarifaire et leur équilibre financier", précise Maxime Chipoy.

Le modèle français conserve le réseau du virement traditionnel et lui ajoute celui du virement instantané, un modèle qui se justifie à court terme, mais qui interroge pour la suite. Avec le virement instantané, les transactions sont traitées une à une contrairement au virement classique. "Lors d'un virement classique il y a ce qu'on appelle une chambre de compensation qui fonctionne par cycle et qui assure une stabilité tout en évitant d'être dépendants des pics de charge notamment", précise Julien Lasalle, chef du service de la surveillance des moyens de paiement scripturaux à la Banque de France. Ainsi, certaines banques ont commencé à faire évoluer leur offre en distinguant les petits des gros montants. Plusieurs établissements bancaires proposent désormais un paiement instantané gratuit jusqu'à une certaine somme, puis payant une fois le seuil dépassé.

Du côté des professionnels, avoir à payer pour payer constitue un frein majeur à l'adoption de l'instant payment. "Les banques traditionnelles font payer les PME pour la mise en place de ce service, cela comprend un forfait compris entre un et dix euros, ce à quoi s'ajoute une commission de mouvement qui dépend du montant concerné", déplore Jean-Daniel Guyot, cofondateur de la banque pour entreprises et PME Memo Bank.

Un paiement plafonné

En théorie, la réglementation fixe le montant maximal d'un paiement instantané à 100 000 euros. Dans les faits, chaque établissement peut choisir sa propre limite. "Les systèmes de gestion basés sur la LBFT (lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, ndlr) ont été pensés pour des virements qui ne prennent pas en compte le temps réel et la nécessité d'instantanéité", explique Jean-Daniel Guyot. Pour les banques traditionnelles, c'est un profond changement opérationnel et organisationnel qui serait à l'origine de ces limites, dans l'optique de réduire les risques. "Les banques ne veulent pas aller trop vite, pour ces raisons de risques de fraude", assure Laurence Felix-Makatcheff. La lutte contre la fraude elle aussi nécessite de nouveaux investissements, notamment en matière d'intelligence artificielle afin d'intervenir sur l'étude comportementale des clients. La Banque centrale européenne doit se prononcer en septembre prochain sur un éventuel allègement des contrôles client.

Un manque de communication

"Beaucoup de clients n'ont pas été éduqués au paiement instantané et à ses avantages, et beaucoup découvrent la fonction par hasard", observe par ailleurs Maxime Chipoy. Un manque de communication du côté des banques traditionnelles, là où les acteurs du paiement pear-to-pear et les néo-banques ont fait du paiement instantané un argument de différenciation. "Les virements instantanés doivent devenir une évidence, ils représentent déjà 60% de nos transactions", avance Xavier Prin, directeur marketing de Boursorama.

La crise du covid a contribué à promouvoir de nouveaux modes de paiement. En témoigne les 10 millions de comptes Paylib créés ces deux dernières années, portant le total à 25 millions d'utilisateurs de la solution de paiement française. Une dynamique qui illustre l'intérêt croissant des consommateurs français pour les paiements en temps réel. "Nous sommes sur des usages inférieurs à 100 euros en moyenne, toujours à petite échelle, tous nos utilisateurs ne sont pas nécessairement à l'aise avec le digital, il faut donc qu'on travaille à rendre ce mode de paiement facilement accessible à tous", explique Vincent Duval, CEO de Paylib. "Il y a un enjeu pour les particuliers qui peuvent facilement suivre leurs dépenses et se virer de l'argent quand ils ont plusieurs comptes en banques, mais aussi pour le paiement chez les commerçants", déclare Maxime Chipoy. Il va falloir communiquer et développer ce service autour du parcours paiement chez les commerçants, ce qui nécessite un accompagnement de notre part", complète Laurence Felix-Makatcheff.

Un enjeu de souveraineté

A l'échelle nationale, les réseaux bancaires européens ne permettent pas d'inter opérer directement. Dans le cas d'un virement transfrontalier, la transaction est traitée par l'un des réseaux américains type Mastercard ou Visa. "Ça pose des questions de souveraineté et d'autonomie européenne", alerte Julien Lasalle. Dans l'éventualité d'un désaccord profond entre Américains et Européens, les canaux de traitement pourraient être bloqués, à l'instar de ce qui s'est produit en Russie. L'Europe a semble-t-il une opportunité à saisir selon Julien Lasalle. "Cela devrait inciter les acteurs européens à bâtir de nouvelles solutions de paiement du quotidien basées sur le virement instantané, par exemple via des applications mobiles, à l'instar de WeChat ou Alipay en Chine. Encore faut-il saisir cette opportunité", poursuit-il. En 2020, la BCE a lancé l'European Payments Initiative, une initiative qui visait à créer un système de paiement ainsi qu'un réseau bancaire paneuropéen. Une ambition qui regroupe 13 banques et acteurs du paiement visait notamment à développer des wallets pour le paiement entre particuliers et chez les commerçants. Le projet devrait être bouclé dans les prochaines semaines.