Fini la mondialisation, l'Europe relocalise son industrie des semi-conducteurs

Fini la mondialisation, l'Europe relocalise son industrie des semi-conducteurs L'Europe s'efforce de se doter d'une stratégie souveraine sur les puces informatiques, clefs de voûte de l'économie numérique.

Le marché des puces informatiques a longtemps été un modèle de marché mondialisé. Conçues aux Etats-Unis et en Europe, les puces étaient fabriquées à Taïwan, puis testées et emballées en Chine, avant d'être livrées dans le monde entier. Un chiffre témoigne de cette division internationale de la chaîne de valeur, qui s'est accélérée au cours des trente dernières années : en 1990, l'Europe produisait 44 % des microprocesseurs fabriqués dans le monde. Ce chiffre est aujourd'hui tombé à 10 %.  

Mais les choses se sont gâtées depuis la pandémie. La production de puces s'est mise à tourner au ralenti, comme dans de nombreux secteurs de l'économie, tandis que les consommateurs, coincés chez eux, dépensaient leur argent en matériel électronique et informatique, créant un déséquilibre entre l'offre et la demande. En parallèle, le durcissement des relations entre les États-Unis et la Chine, et les vues de cette dernière sur Taïwan, rend la situation encore plus périlleuse.

Des puces Made in EU

Dans ce contexte, la souveraineté des semi-conducteurs est à l'ordre du jour. Fin août 2022, Joe Biden ouvrait le bal en signant le Chips Act, un plan d'investissement de 52 milliards de dollars dans l'industrie américaine des microprocesseurs. En septembre 2023, l'Union européenne lançait à son tour son propre plan, avec une enveloppe de 43 milliards d'euros. Parmi les objectifs de Bruxelles, muscler les capacités de production européennes, pour atteindre 20% des puces mondiales fabriquée en Europe d'ici à 2030. Mais aussi donner un coup de pouce à la R&D, avec pour ambition d'atteindre une précision de gravure en dessous des deux nanomètres, prouesse qui n'a pour l'heure été accomplie que par les entreprises Intel (américaine) et TSMC (taïwanaise). 

Dans ce contexte, et grâce à d'autres programmes nationaux comme France 2030, les investissements sur le sol européen se multiplient. Durant l'été 2023, TSMC a annoncé la construction de sa première usine européenne à Dresde, en Allemagne, qui bénéficiera de cinq milliards d'euros de subventions de la part du gouvernement allemand. Intel, le grand rival de TSMC, avec le coréen Samsung, dans la fabrication physique des puces, avait déjà quelques mois plus tôt annoncé un investissement de 30 milliards d'euros dans une usine située à Magdebourg, à l'ouest de Berlin. STMicroelectronics et Global Foundries, entreprises respectivement franco-italiennes et américaines du secteur, ont quant à elles annoncé en juillet 2022 l'investissement de 5,7 milliards d'euros dans la construction d'une usine à Crolles, dans l'Isère. 

Signe des temps, un European Semiconductors Forum se tenait au ministère de l'Economie le 17 juin dernier. L'évènement réunissait les acteurs économiques, industriels, financiers, universitaires et les pouvoir publics pour échanger sur l'avenir de cette chaîne de valeur cruciale en France et en Europe.

"Le semi-conducteur est un approvisionnement critique pour beaucoup d'industries. Il touche pratiquement tous les pans de l'économie. Il y a actuellement une prise de conscience en Europe, y compris au sein de l'État français, de dépendances critiques à certaines géographies du monde, et à la Chine en particulier. C'est pourquoi l'idée de souveraineté devient de plus en plus importante", commente Christophe Duverne, l'un des participants de l'événement. 

Créer des pôles d'excellence européens

Christophe Duverne est associé et cofondateur de Silian Partners, premier fonds d'investissement européen spécialisé dans les puces informatiques. L'objectif du fonds, qui cherche actuellement à lever une somme d'environ un milliard d'euros, est d'aider les acteurs européens de l'industrie à passer plus rapidement à l'échelle. 

"Notre objectif est de financer des sociétés qui sont déjà établies depuis 20, 30 ans. Ce sont souvent des PME et des ETI, dont on identifie la technologie comme étant intéressante, et pour laquelle on a la conviction très forte qu'il va y avoir beaucoup de demande. Notre but est de les accompagner, de leur donner des moyens humains et financiers pour leur permettre d'accélérer leur croissance." 

En matière de puces informatiques, la souveraineté absolue demeure pour l'heure un mirage. Si l'on prend les puces IA les plus avancées, par exemple, l'entreprise TSMC exerce un quasi-monopole sur leur production. Et bien que l'entreprise ait commencé à diversifier sa production aux États-Unis, en Europe et dans d'autres pays d'Asie, celle-ci reste encore très concentrée à Taïwan. Pour Christophe Duverne, l'objectif est donc plutôt de limiter les risques et développer des pôles d'excellence. 

"Je pense qu'il faut d'une part se diversifier pour éviter au maximum les dépendances critiques. D'autre part, il faut creuser les domaines où l'on a des avantages compétitifs et où l'on peut devenir indispensable. En identifiant ces secteurs où l'on dispose de vraies cartes à jouer, des acteurs qui peuvent devenir vraiment importants, on peut créer des points d'ancrage solides dans l'industrie." 

L'Europe, future championne des puces d'IA ? 

Les puces d'intelligence artificielle sont l'un des domaines dans lesquels l'Europe pourrait exceller. "Le marché des semi-conducteurs s'est historiquement développé par vagues. Dans les années 1990, c'était le PC. Dans les années 2000, ce fut l'internet, et dans les années 2010, le smartphone. Mais aujourd'hui, on est davantage sur des tendances de fonds et profondément transformatrices, comme le cloud et l'IA, qui sont beaucoup plus larges que les vagues précédentes et vont conduire à un très fort accroissement de la demande. Le marché des semi-conducteurs devrait ainsi doubler, pour passer d'environ 500 ou 600 milliards de dollars en 2023 à 1 000 milliards en 2030." 

Sur l'IA, l'UE a l'avantage de posséder ASML, l'entreprise néerlandaise qui construit les machines nécessaires à la fabrication des puces les plus avancées. Mais aussi de bénéficier d'une excellence dans la recherche, avec des centres d'envergure mondiale, comme le CEA Leti à Grenoble, Imec en Belgique et l'institut Fraunhofer en Allemagne. Recherche qui débouche sur de jeunes pousses capables de venir rebattre les cartes sur un marché des puces d'IA en plein essor. 

"Il y a encore sur ce marché un énorme défi en matière de consommation de courant et de vitesse de calcul, que de nombreuses sociétés s'efforcent de résoudre. Des grosses, comme Intel et AMD, mais aussi beaucoup de start-up qui essaient de concevoir des puces, des architectures et des algorithmes plus efficaces que ce que fait Nvidia, comme, en Europe, Sipearl et VSORA , résume Christophe Duverne.  L'objectif est désormais de leur donner les fonds nécessaires pour rivaliser sur la scène internationale.