Adieu les start-up, les big tech font main basse sur l'intelligence artificielle
Les jeunes espoirs susceptibles de mettre en difficulté les Gafam sur l'IA jettent l'éponge les uns après les autres face aux coûts astronomiques et des modèles d'affaires encore incertain.
La jeune pousse allemande Aleph Alpha constitue, avec le français Mistral, l'un des deux gros espoirs européens sur l'intelligence artificielle générative. Les deux start-ups répondent toutes deux aux ambitions de voir émerger un OpenAI européen, pour éviter que le Vieux Continent ne rate le coche de l'IA, comme il a raté celui de l'internet et des réseaux sociaux, alors même que l'Europe dispose d'un important vivier de talents autour de cette technologie. "L'Europe entière devrait espérer que cet entrepreneur réussisse", titrait ainsi le quotidien économique allemand Handelsblatt en 2023, en mettant en première page une photo du fondateur, Jonas Andrulis.
L'Allemagne et la France ont même demandé (et globalement obtenu) un assouplissement de dernière minute de l'IA Act, craignant qu'une loi trop contraignante ne tue dans l'œuf leurs deux poules aux œufs d'or. Las, pour la jeune pousse allemande, construire une alternative européenne à OpenAI n'est plus à l'ordre du jour. Aleph Alpha vient en effet d'annoncer qu'elle n'ambitionnait plus de continuer à développer ses propres LLMs et se rabattait sur un objectif plus modeste (mais moins coûteux et plus profitable) : proposer une suite logicielle pour accompagner l'usage de l'IA générative dans les entreprises et les administrations publiques, que les algorithmes soient conçus par Aleph Alpha ou une entreprise concurrente.
"L'investissement n'est pas justifié"
Un changement qui devrait permettre à la société allemande, qui ambitionne d'atteindre 20 millions d'euros de revenu net en 2024 et 70 millions l'an prochain, de croître sans avoir besoin d'investir des sommes colossales pour maintenir ses modèles d'IA à niveau par rapport à la concurrence. " Simplement disposer d'un LLM européen n'est pas suffisant en tant que modèle d'affaires. L'investissement n'est pas justifié ", confie Jonas Andrulis dans une récente interview accordée à Bloomberg.
Fondée en 2019, soit quelques années avant la déferlante ChatGPT, par des anciens d'Apple et de Deloitte, elle affirme alors vouloir proposer une IA de pointe collant avec les valeurs européennes : transparence, respect des régulations et autonomie face aux Gafam. En avril 2022, la start-up lance Luminous, un LLM capable de générer du texte et des images en cinq langues. Après le lancement de ChatGPT quelques mois plus tard, elle attire l'attention de tous ceux qui souhaitent voir émerger un champion européen de l'IA générative. Le buzz culmine en novembre dernier avec l'annonce d'une levée de fonds de 500 millions de dollars, à laquelle contribuent des poids lourds de l'économie allemande comme Bosch et SAP.
La razzia des Gafam sur les start-ups de l'IA
Le choix de la raison effectué par Aleph Alpha n'a rien d'un cas isolé. Plusieurs jeunes pousses prometteuses ont récemment opéré un changement radical de direction. Aux États-Unis, les start-ups Inflection AI (qui se trouve derrière Pi, chatbot rival de ChatGPT), Adept AI (dont les copilotes basés sur l'IA apprennent à utiliser automatiquement des logiciels d'entreprise) et Character AI (qui propose des chatbots se conformant à une personnalité donnée) ont reçu des investissements massifs de, respectivement, Microsoft, Amazon et Google au cours des derniers mois. Les trois géants de la tech en ont profité pour recruter les fondateurs, ainsi que les meilleurs ingénieurs en IA de ces sociétés, tout en licenciant leurs technologies, ne laissant que des coquilles vides derrière leurs investissements.
D'autres, comme Mistral et Anthropic, qui posaient toutes eux à leurs origines comme des alternatives aux Gafam, ont forgé d'étroits partenariats avec, respectivement, Microsoft et Amazon, après avoir reçu d'importants investissements de leur part.
Le dilemme des jeunes pousses lancées dans la course à l'IA
Toutes ces sociétés sont en réalité confrontées à un problème similaire : le coût astronomique que représente le développement d'un LLM, à la fois pour recruter et payer d'excellents ingénieurs en IA et louer sur le cloud la puissance informatique nécessaire. OpenAI devrait par exemple payer pas moins de 7 milliards de dollars à Microsoft Azure en 2024, et ce malgré les tarifs préférentiels que celui-ci accorde à l'entreprise de Sam Altman.
Face au confortable matelas de cache sur lequel sont assis les géants de la Silicon Valley, les jeunes pousses, quels que soient les fonds qu'elles parviennent à rassembler auprès des investisseurs, sont rapidement confrontées à un choix cornélien. Soit, à l'instar d'Aleph Alpha, elles abandonnent la recherche fondamentale et s'orientent vers la création d'un produit commercial susceptible de générer rapidement des profits. Soit, comme Inflection, Adept et Character AI, elles acceptent un investissement qui peut s'apparenter à un rachat déguisé de la part d'un géant de la tech, qui leur permettra ensuite de continuer leurs recherches au sein du groupe en bénéficiant de ressources quasi illimitées et sans avoir à se soucier de générer rapidement des revenus.
Un compromis, sur le modèle de ce qu'ont fait Mistral et Anthropic, consiste à se rapprocher d'un géant du net tout en demeurant une entreprise indépendante, mais en créant de fait un lien de subordination avec celui-ci, qui douche les espoirs de véritable souveraineté européenne sur l'IA dans le cas de Mistral.
L'IA générative peine encore à trouver son modèle d'affaires
Comme l'illustrent les pertes importantes qu'OpenAI devrait enregistrer cette année, l'IA générative doit encore trouver le chemin du profit. " Personne ne sait générer un modèle d'affaires viable ", confie ainsi Jonas Andrulis, le dirigeant d'Aleph Alpha, dans son interview à Bloomberg. Cela n'a rien de surprenant dans le monde de la tech : la technologie est encore jeune, et Google et Facebook ont respectivement perdu de l'argent pendant trois et cinq ans avant de devenir les machines à générer du cash qu'elles sont aujourd'hui.
Cependant, combinée aux coûts importants pour entraîner des modèles de pointe, cette réalité tend à favoriser les sociétés déjà en place au détriment des nouveaux entrants, faisant peser un risque oligopolistique sur le marché de l'IA. Ce qui s'annonce d'autant plus problématique que cette technologie promet d'être l'un des piliers de l'économie de demain.