Les patrons de l'IA américains sont-ils les nouveaux "barons voleurs" ?

Les patrons de l'IA américains sont-ils les nouveaux "barons voleurs" ? L'interventionnisme croissant de l'administration Trump dans l'économie et la bulle financière générée par l'IA confèrent aux grands patrons US de la tech un pouvoir rappelant celui des grands capitaines d'industrie de la fin du XIXe siècle".

Loin du laisser-faire et du dogme du libre-marché longtemps en vogue chez les républicains, le second mandat de Donald Trump est pour l'heure marqué par une intervention croissante de celui-ci dans l'économie, en particulier dans le secteur des nouvelles technologies.

Au cours des dernières semaines, le président américain a ainsi autorisé Nvidia et AMD à vendre de nouveau leurs puces d'IA bridées en Chine, moyennant une taxe inédite de 15% ; demandé la démission du patron d'Intel, pour ses liens supposés avec la Chine, et d'une cadre de Microsoft ayant servi sous l'administration Biden ; pris une participation dans Intel et MP Materials, qui mine des minerais critiques ; et enfin permis à Nippon Steel de racheter U.S. Steel, en échange d'une prise de participation de Washington dans le capital.

Etat-stratège ou capitalisme de connivence ?

Certaines de ses interventions s'inscrivent dans une réflexion stratégique qui place le gouvernement Trump 2.0 dans la logique de l'Etat stratège tel qu'il est actuellement pratiqué en Chine ou l'était dans la France des 30 Glorieuses. L'investissement dans MP Materials, suite auquel le gouvernement américain détient 15% de la société, vise par exemple à assurer un approvisionnement en terres rares et minerais précieux nécessaires à l'industrie américaine des nouvelles technologies, afin de sécuriser sa chaîne de valeur, sur le modèle de ce qu'a fait Pékin. L'investissement dans Intel s'apparente quant à lui à un sauvetage visant à maintenir à flot la seule entreprise américaine capable de fondre des semi-conducteurs.

D'autres actions semblent davantage refléter l'amour de Trump pour les affaires et le fait de signer des accords mutuellement bénéfiques. C'est le cas de l'autorisation accordée à Nvidia et AMD de vendre de nouveau leurs puces en Chine, qui va à l'encontre de la stratégie de restriction d'accès aux technologies d'IA américaines pour les Chinois, conduite depuis la première administration Trump.

Cet accord a fait grincer des dents, y compris dans le camp républicain. "Quelle est la prochaine étape ? Permettre à Lockheed Martin de vendre des F-35 à la Chine contre une commission de 15% ?" s'est offusquée Liza Tobin, une ancienne du Conseil de sécurité nationale de la première administration Trump. "Il y a des restrictions sur les technologies sensibles pour une raison, et voilà qu'elles sont à vendre : les grandes entreprises peuvent s'en affranchir à condition de passer à la caisse."

Un interventionnisme déjà présent sous Joe Biden

Certes, Donald Trump n'a pas inventé l'intervention de l'Etat américain dans l'économie. S'il professe publiquement de longue date le laisser-faire, celui-ci n'a jamais hésité à agir pour défendre ses intérêts. Même le très libéral Ronald Reagan avait en son temps mis en place des droits de douane et quotas à l'importation pour protéger l'acier et l'automobile américains.

Plus récemment, Joe Biden est, lui aussi, largement intervenu dans l'économie, notamment pour promouvoir la conversion de l'industrie au renouvelable, à travers on Inflation Reduction Act, et renforcer l'autonomie américaine sur les semi-conducteurs, via le Chips Act. Celui-ci avait notamment permis à Intel de recevoir 8,5 milliards de dollars pour produire aux Etats-Unis.

Mais l'administration Biden était également caractérisée par un ton très dur vis-à-vis des géants de la tech, incarné notamment par la politique anti-monopole menée par Lina Khan à la tête de la FTC, le gendarme américain de la concurrence, qui a conduit à l'ouverture de plusieurs procès contre les entreprises de la Silicon Valley.

Quand les patrons de l'IA courtisent Trump

L'interventionnisme de Trump est, lui, davantage marqué par des liens personnels tissés avec les barons de la tech. Là où ceux-ci avaient largement critiqué sa politique durant son premier mandat, ils se sont précipités pour lui payer leurs hommages dès sa réélection.

Mark Zuckerberg, qui a longtemps professé des idées de gauche, a critiqué les politiques de diversité, équité et inclusion et déploré l'absence "d'énergie masculine" en entreprise lors d'une interview en janvier. Il a récemment dîné à la Maison Blanche en compagnie de Sam Altman, patron d'OpenAI et ancien soutien financier du parti démocrate qui fait également les yeux doux au président. Jensen Huang, le patron de Nvidia, prend grand soin de soigner sa relation avec Trump, dont il a fait l'éloge à plusieurs reprises et qu'il a récemment accompagné lors d'un voyage au Royaume-Uni, où son entreprise et OpenAI (Sam Altman était aussi du voyage) ont annoncé des investissements massifs. Et il y a bien sûr Elon Musk, inséparable de Trump au début de son mandat jusqu'à ce que les deux hommes se livrent à une spectaculaire confrontation publique. Ils semblent toutefois désormais en passe de se rabibocher.

Cette stratégie porte déjà ses fruits, le président américain étant prompt à récompenser ceux qui font preuve de loyauté envers lui. Encore plus lorsqu'ils ont de grosses ressources financières et sont prêts à mettre la main à la poche. Fin août, Apple (dont le PDG, Tim Cook, a aussi dernièrement fait l'éloge de Trump) a obtenu une exemption de droits de douane en échange d'une promesse d'investissement de 600 milliards de dollars dans l'économie américaine. Nvidia a obtenu la possibilité de vendre de nouveau ses puces H20 en Chine moyennant une obole de 15% sur ses ventes, versée à Washington, et bataille dorénavant pour obtenir le droit d'y vendre des puces non bridées. Meta, Apple et Google espèrent désormais obtenir du président américain qu'il tape du poing sur la table vis-à-vis de l'UE afin qu'ils n'aient plus à respecter des règlements européens qu'ils jugent trop contraignants.

Des Barons voleurs 2.0 ?

Les grands patrons des entreprises de l'IA, devenue un secteur ultra-stratégique pour les Etats-Unis, qui font la course en tête, talonnés de près par la Chine, parviennent ainsi, à force de courbettes et de promesses financières, à exercer une influence non négligeable sur la politique intérieure — l'un des premiers décrets de Trump a annulé un décret de son prédécesseur visant à encadrer l'IA — et extérieure des Etats-Unis. Une situation qui n'est pas sans rappeler celle des "Barons voleurs" du XIXe siècle, ces grands patrons comme Andrew Carnegie, John D. Rockefeller, et J.P. Morgan qui, profitant de la période de forte croissance et d'industrialisation massive post-Guerre de Sécession, ont bâti de véritables empires économiques dans le pétrole, l'acier ou encore le chemin de fer.

Des empires qui leur ont en retour permis d'exercer une forte influence sur les politiques à coup de donations, et donc d'influencer les décisions de la Maison Blanche en fonction de leurs intérêts. Les Barons voleurs ont ainsi promu la politique expansionniste des Etats-Unis en Amérique latine, ou encore l'entrée en guerre contre l'Espagne au sujet de Cuba, dans le but de sécuriser de nouveaux marchés et l'accès à des matières premières.

S'il profite aux grands patrons américains de l'IA, ce nouvel état de fait pourrait à terme nuire à la domination économique américaine, qui, comme le notent certains commentateurs, ressemble de plus en plus au capitalisme d'Etat tel qu'il est pratiqué à Pékin. Les Barons voleurs 2.0 doivent toutefois rester sur leurs gardes : un siècle plus tôt, le pouvoir excessif de leurs prédécesseurs a conduit le président Theodore Roosevelt à passer une batterie de lois anti-monopoles, qui ont entraîné le démantèlement de leurs empires respectifs. En cas d'alternance démocrate lors de la prochaine élection, l'histoire pourrait bien se répéter.