Pourquoi les cadors de la Silicon Valley se ruent désormais pour courtiser Trump

Pourquoi les cadors de la Silicon Valley se ruent désormais pour courtiser Trump Un retournement qui témoigne d'avantage d'une transformation des rapports de force politiques que d'un changement profond dans l'idéologie de la Silicon Valley.

A la tête du conglomérat japonais Softbank, Masayoshi Son est connu pour ses paris fous qui le conduisent à dépenser des sommes mirobolantes dans les jeunes pousses qu'il pense incarner l'avenir. Cependant, son nouveau poulain n'est pas une start-up de l'IA générative ou de l'informatique quantique, mais les Etats-Unis.

Lundi 16 novembre, lors d'une visite à Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump, le milliardaire japonais a annoncé qu'il allait investir 100 milliards de dollars dans l'économie américaine, afin d'y monter des projets autour de l'IA, des semi-conducteurs et des centres de données. Avec l'objectif de créer 100 000 emplois, a-t-il précisé, suscitant des hochements de tête approbateurs de Donald Trump, qui se tenait à ses côtés.

Le patron de Softbank rejoint ainsi la liste sans cesse croissante des magnats des nouvelles technologies qui cherchent à s'attirer les faveurs du nouveau président. Sam Altman (OpenAI), Mark Zuckerberg (Meta) et Jeff Bezos (Amazon) ont tous annoncé qu'ils donneraient un million de dollars pour financer la cérémonie d'investiture de Trump, qui aura lieu le 20 janvier prochain. Perplexity, une jeune pousse de l'IA générative, a également promis une somme similaire.

S'il est courant que de grandes entreprises mettent la main à la poche pour cette cérémonie, plusieurs géants de la Silicon Valley avaient passé leur tour en 2016. Amazon n'avait donné que 58 000 dollars, une bagatelle pour l'entreprise, et Meta avait simplement refusé toute donation.

En plus de mettre la main au portefeuille, les dirigeants des big tech se rendent les uns après les autres à Mar-a-Lago pour payer leurs hommages à leur nouveau suzerain. Tim Cook (Apple) et Sundar Pichai (Google) ont chacun rencontré le nouveau président en tête-à-tête mi-décembre, tandis que Jeff Bezos prévoyait une visite imminente au moment de la rédaction de ces lignes. Le patron de Google en a profité pour discuter d'un "Projet Manhattan" de l'IA avec Donald Trump.

S'il peut sembler logique que ces grands dirigeants cherchent à entrer dans les bonnes grâces du nouveau président, le contraste avec la première administration Trump n'en est pas moins saisissant. En 2016, alors que la campagne présidentielle battait son plein, Mark Zuckerberg avait appelé à "construire des ponts et non des murs" lors de sa conférence annuelle Facebook F8. Une critique voilée du projet alors fortement médiatisé de Trump de construire un mur à la frontière mexicaine.

La même année, Jeff Bezos qualifiait Donald Trump de "danger pour la démocratie", à quoi Trump répondait en le surnommant "Jeff Bozo" ("Jeff l'idiot"). Sam Altman, qui a régulièrement aidé financièrement des candidats démocrates, s'était pour sa part lancé dans un voyage à la rencontre de 100 électeurs trumpistes à travers les Etats-Unis pour mieux comprendre cette idéologie qui lui semblait si étrangère.

Face à ce retournement de situation, Trump ne boude pas son plaisir. "Lors de mon premier mandat, tout le monde cherchait à me combattre. Cette fois-ci, ils veulent tous être mes amis", s'est réjoui le nouveau président lors de la visite de Masayoshi Son.

Trump s'est efforcé de séduire la Silicon Valley

Il est tentant de voir dans ce changement radical une preuve ultime de la droitisation de la Silicon Valley, longtemps un bastion démocrate. Elle tient pourtant moins à une transformation du cœur américain des nouvelles technologies qu'à une modification profonde des circonstances et des rapports de force.

D'abord, contrairement à ce qu'il avait fait lors de la campagne de 2016, Trump a cette fois-ci déployé d'importants efforts pour tisser des relations avec l'industrie des nouvelles technologies. En plus de s'être rendu à San Francisco pour lever des fonds durant la campagne, Trump est apparu dans le podcast All-In, qu'organisent quatre investisseurs de la Silicon Valley, et celui de Joe Rogan, très populaire chez les "techies".

Il a également pris soin de s'entourer de personnalités issues de l'industrie, dont JD Vance, son vice-président. Depuis sa victoire, Trump a nommé plusieurs d'entre elles à des postes clefs : Elon Musk est chargé de tailler à la hache dans les dépenses fédérales, David Sacks, l'un des quatre investisseurs du podcast All-in, doit chapeauter la stratégie IA et cryptos de l'administration, et l'investisseur Marc Andreessen, du célèbre fonds a16z, joue pour sa part le rôle de conseiller de l'ombre.

Divorce entre la Silicon Valley et le parti démocrate

Une deuxième raison de la nouvelle cote de popularité de Trump chez les champions de la tech tient dans l'idéologie très particulière de la Silicon Valley. Difficilement classable selon le clivage droite/gauche traditionnel, elle se caractérise par une foi dans le progrès mêlée de solutionnisme technologique, une méfiance vis-à-vis des régulations étatiques et un libéralisme sur le plan des mœurs. Elle s'accommodait très bien du parti démocrate de Bill Clinton et de Barack Obama, très technophile, tandis que le messianisme religieux et réactionnaire du Parti républicain lui a longtemps servi de repoussoir. Mais à l'inverse de ses prédécesseurs, Joe Biden a adopté durant son mandat une ligne pro-travailleurs, avec une défense acharnée des syndicats, pro-régulations et vouée à la lutte contre les monopoles, en particulier ceux des géants technologiques. Autant de raisons qui donnent aux titans de la tech la sensation de ne plus être en faveur au sein du parti démocrate.

Et si la rhétorique anti-immigration de Trump peut sembler peu compatible avec la vision universaliste et ouverte de la Silicon Valley, son parti demeure moins réactionnaire sur le plan des mœurs que l'était celui de George Bush et de John McCain. Il n'est par exemple plus question de revenir sur le mariage homosexuel, et même sur un sujet aussi clivant que l'avortement, Trump fait plutôt figure de modéré chez les républicains, s'étant par exemple prononcé contre une interdiction à l'échelle fédérale, souhaitée par la droite religieuse, affirmant qu'il opposerait son veto à une telle loi. Sur l'immigration, il s'est aussi récemment déclaré ouvert à un accès facilité aux visas pour les talents étrangers, sur lesquels repose beaucoup la Silicon Valley, tout en maintenant sa volonté de sévir contre l'immigration illégale.

Enfin, la nouvelle vision que Trump entend promouvoir à travers son compère Elon Musk, celle d'un Etat technophile, géré comme une start-up, débarrassé de ses lourdeurs administratives et valorisant l'entrepreneur libre d'agir pour transformer la société (et augmenter ses profits), a tout pour séduire la fibre techno-libertarienne de la Silicon Valley.

La crainte d'Elon Musk

Elon Musk, justement, pourrait bien être à lui seul la dernière raison qui pousse les dirigeants de la tech à sauter l'un après l'autre dans leur jet privé pour Mar-a-Lago. Plusieurs d'entre eux ont par le passé suscité l'animosité de l'homme le plus riche de la planète, et craignent désormais de subir des représailles, alors qu'il jouit d'une position enviable au sein de la nouvelle administration, ayant l'œil et l'oreille du président.

Sam Altman, qui a cofondé OpenAI avec Elon Musk avant que celui-ci n'en claque la porte, est ainsi devenu l'une des têtes de turc du patron de Tesla et SpaceX. Celui-ci l'accuse notamment de l'avoir manipulé en présentant initialement OpenAI comme une entreprise à but non lucratif pour le convaincre d'investir dedans, avant de virer sa cuti après le départ de Musk. Celui-ci a depuis fondé une société, xAI, en concurrence directe avec OpenAI, qu'il accuse en outre de promouvoir une vision woke de l'IA.

Jeff Bezos et Mark Zuckerberg ont également la malchance de figurer sur la liste des ennemis de Musk. En 2021, l'entreprise du premier, Blue Origin, qui se rêve en rivale de SpaceX, a attaqué cette dernière en justice en 2021, soupçonnant des tractations illégales dans l'attribution d'un contrat par la Nasa pour retourner sur la lune. Musk, mimant alors la rhétorique de Trump, avait surnommé l'entreprise rivale "Sue Origin" (un jeu de mot sur le terme "sue" qui signifie "poursuivre en justice" en anglais). Quant à Mark Zuckerberg, il s'est, lui aussi, attiré les foudres de Musk en lançant Threads, un rival de X. Il a même été question que les deux milliardaires s'affrontent lors d'un combat de MMA. Tous s'efforcent désormais de limiter la casse en s'attirant les faveurs de Donald Trump.

La vision populiste qui caractérise également le trumpisme pourrait toutefois rapidement gâcher la lune de miel entre Trump et les leaders de la tech. Car outre sa branche techno-libertarienne incarnée par sa proximité avec Elon Musk et Peter Thiel, Trump possède également un penchant populiste qui irait directement en contradiction avec les intérêts de la Silicon Valley : hausse des droits de douane, lutte contre les monopoles, et même défense des syndicats… Autant de politiques soutenues par Trump et qui ont tout pour déplaire à la Silicon Valley.