Piloter en temps de crise

Piloter en temps de crise amène à sortir des sentiers habituels, à innover. Nous avons identifié un certain nombre d'intangibles à promouvoir en période de crise.

Sur le concept de crise

La crise traduit une rupture du fonctionnement courant et une dégradation sur des registres qui peuvent être divers : production, productivité, ventes, finances, rentabilité, climat social, sécurité sanitaire… De tous temps, les crises ont fait partie du paysage. Au niveau des entreprises comme des états, on a beaucoup travaillé sur le management des risques en termes de prévention et de réaction, pour éviter et réduire la survenance et l’impact des crises. Dans un monde marqué par la complexité, l’interdépendance et le changement continu, l’exercice est délicat. Cela étant, il se doit d’être conduit en toute lucidité de ses limites. La crise du COVID 19 vient nous le rappeler. Il faut accepter d’agir dans des situations paradoxales. D’un côté, il faut nous projeter dans l’avenir, de l’autre comme le disait Keynes : "Demain, tout simplement on ne sait pas". C’est pourquoi aujourd’hui, il s’agit moins de prévoir que de mettre en œuvre des stratégies pour réaliser les buts et les objectifs que nous nous fixons. C’est aussi nous apprendre à « jouer » avec certains principes liés à l’écologie de l’action :

  • Le possible peut être probable ou improbable
  • Le probable ne se réalisera pas nécessairement
  • L’improbable peut se réaliser
  • Adviendront des choses que nous sommes dans l’incapacité de prévoir
  • Les solutions que nous trouvons aux problématiques posées sont toujours imparfaites
  • Les solutions que nous trouvons aux problématiques posées sont toujours provisoires
  • Parfois, la solution aggrave le problème et/ou en fait naître de nouveaux
  • Entre l’intentionnalité initiale et le résultat, le décalage peut être énorme
  • Il faut agir en conscience de ce que l’on sait, mais aussi de ce que l’on ignore

Par exemple, par rapport au COVID 19, si on se place en amont :

  • Une épidémie ou une pandémie sont toujours possibles
  • Elles sont plus ou moins probables
  • Par contre, nous sommes dans l’incapacité de dire précisément quoi, où et quand.

A partir de tels éléments, quels dispositifs de prévention/réaction mettre en œuvre ; admettons que ce n’est pas simple.

Enfin, rappelons qu’une crise peut aussi être une source d’opportunités. L’occasion de faire comme l’on dit aujourd’hui que le monde d’après soit positivement différent du monde d’avant.

Examinons maintenant les intangibles qui aident à piloter en période de crise.

Identifier la nature et l’ampleur de la crise

Il n’y a pas un type de crise, elles sont multiples. Il faut donc commencer par :

 Reconnaître la situation de crise sans se réfugier dans des postures de déni.

  • Identifier la nature de la crise (organisationnelle, financière, sanitaire….
  • En situer les impacts et les risques.
  • Ne pas rechercher de coupables, de boucs émissaires mais se mettre en posture d’analyse objective et de recherche de solutions.

Crédibilité, confiance, leadership et exemplarité des pilotes

Ceux qui pilotent la gestion de crise (dirigeants, comité de crise, relais managériaux) doivent répondre positivement à quatre critères :

  • Être perçus comme crédibles : sont-ils considérés comme compétents pour répondre à la situation de crise et la gérer ?
  • Peut-on leur faire confiance, ce qui interpelle le parler vrai, la transparence, la tenue des engagements, l’éthique.
  • A-t-on envie de les suivre, c’est à dire les considère-t-on comme des leaders et pas seulement comme les dépositaires d’un pouvoir.
  • Dans ces situations de crise, ceux qui sont détenteurs d’un pouvoir, sont encore plus observés, ils doivent se révéler exemplaires (ce qui ne veut pas dire infaillible) dans leur comportement et leur engagement.

Si ces quatre critères ne sont pas au rendez-vous, la gestion de crise s’en trouvera plus compliquée, car c’est un climat de méfiance et de suspicion qui s’installera.

Informer, donner du sens et communiquer

Dans une situation de crise, encore plus qu’en période normale, les personnes à commencer par les collaborateurs, les citoyens ont un impérieux besoin d’être informé et que cette information soit honnête. Il est important de situer les informations dans leur contexte ; l’information n’est pas une donnée brute, c’est une mise en forme contextualisée. La carence d’informations ou/et des informations biaisées débouchent inéluctablement sur trois conséquences :

  • La production de rumeurs, c’est-à-dire du tout et du n’importe quoi (fake news internes et externes).
  • L’accroissement de l’inquiétude, voire de l’anxiété.
  • La rupture de la relation de confiance.

Ce qui est difficile, c’est d’informer quand on pas d’éléments ou d’éléments nouveaux. Et bien, il faut tout simplement le dire et le redire, en ajoutant que dès qu’on aura des informations nouvelles, on le dira. Donc, ne pas laisser de trou informationnel. Les dirigeants et les autres responsables doivent être à l’aise avec une chose essentielle : « Il y a, à un moment donné, des méconnaissances légitimes ». Il faut l’assumer et l’expliquer. La crise actuelle du COVID 19 nous en fournit une bonne illustration.

Ensuite, il faut donner du sens, c’est-à-dire expliquer le pourquoi des décisions prises, des orientations retenues. Les personnes n’ont pas seulement besoin de savoir, elles ont besoin de comprendre.

Enfin, à certains moments, sur certains sujets il faut communiquer, c’est-à-dire accepter le jeu de l’interaction avec certains acteurs : cadres, collaborateurs… L’information est unidirectionnelle, il faut l’enrichir par l’échange. C’est aussi un excellent moyen pour les dirigeants et l’ensemble des responsable de prendre le pouls du terrain, de rectifier les fausses interprétations, de couper court aux rumeurs, de donner du sens et … de collecter des idées, des propositions. Ça suppose pour ceux qui pilotent ces échanges, une réelle capacité d’écoute, d’ouverture/d’empathie, de questionnement, de reformulation, de synthèse.

Jouer au maximum sur le levier participatif, faire le pari de l’intelligence collective

Même si en période de crise, certaines décisions doivent être prises rapidement par la structure dirigeante, il faudra privilégier, chaque fois que possible, une dimension participative, par exemple au travers de groupes de travail représentatifs. Cela, présente deux avantages :

  • Ça enrichit la qualité des décisions prises grâce à la mise en mouvement de l’intelligence collective. Ça donne un contenu concret à la coopération.
  • Ça favorise l’adhésion aux décisions prises ; les personnes ne sont plus seulement en position d’acteurs pour la mise en œuvre des décisions, mais en position de co-auteurs.

Lors des missions d’accompagnement que nous avons pu réaliser dans le cadre de gestion de situation de crise, nous avons pu constater la puissance de ces leviers.

Accueillir et comprendre la légitimité des inquiétudes

Les situations de crise confrontent au risque, y compris personnel (par exemple perte d’emploi) et à l’incertitude. Il est donc normal qu’elles génèrent des réactions émotionnelles d’inquiétude, voire de peur, voire d’anxiété, voire de colère. Les responsables doivent donc être capables de se mettre à l’écoute, de laisser exprimer ces émotions, de permettre la mise en mots des maux. Cette écoute doit être bienveillante ; il ne s’agit pas bien sûr de l’amplifier, simplement de l’accueillir et de l’admettre. C’est déjà énorme pour les personnes. A partir de là, on se remet dans la dynamique de la réflexion et de l’action sous une forme qu’on peut schématiser comme suit : "Maintenant, examinons ensemble, comment nous pouvons au mieux gérer cette situation".

Rester éthique

Une situation de crise sera d’autant mieux vécue et gérée qu’elle pourra s’appuyer sur des valeurs éthiques préexistantes ou à créer. Par exemple, dans un laboratoire où plus de la moitié des visiteurs médicaux devaient être licenciés, nous avons fortement insisté pour qu’une valeur historiquement promue (Respect et traitement digne des personnes) soit vraiment activée. Cela n’a pas empêché les licenciements (économiquement incontournables) mais a permis de mettre en place un dispositif d’accompagnement raccord à cette valeur : coachings individuels de rebond, formations, accompagnements de projets entrepreneuriaux personnels... Notons au passage que cela a eu un fort impact sur les collaborateurs qui restaient en place ; le sentiment de travailler pour une organisation qui ne jette pas les gens comme des kleenex. Dans la gestion de crise, il faut aussi penser à l’après-crise, au monde d’après comme l’on dit aujourd’hui. Pouvoir camper sur une éthique forte et véritable y contribue fortement ; c’est une demande de plus en plus importante, elle contribue aussi à donner et trouver du sens. La crise peut amener à violer des règles, principes de gestion, d’actions jamais les principes éthiques.

S’appuyer sur les principes de l’écologie de l’action et en faire la pédagogie

  • Accepter la complexité du monde et des situations doit conduire à fonctionner selon une approche système, c’est-à-dire en identifiant le mieux possible le jeu des interactions entre les différents acteurs et composantes internes à l’organisation (production, ventes, finances…) et externes à l’organisation (conjoncture, environnement, clients, fournisseurs, pouvoirs publics…). Y compris à l’intérieur d’une organisation, il faut rejeter les approches populistes caricaturales, simpliste : y a qu’à, suffit de, faut qu’on…
  • Définir des stratégies, pour reprendre Edgard Morin : « Puisque les conséquences d’une action sont incertaines, le pari éthique, loin de renoncer à l’action par peur des conséquences, assume cette incertitude, reconnait les risques, élabore une stratégie. Le pari c’est l’intégration de la stratégie dans l’espoir ».
  • Essayer, tenter ; mesurer les effets ; confirmer ; corriger ; abandonner selon les résultats et informer, expliquer, communiquer. Toute action et encore plus en période de crise, s’inscrit dans l’incertitude. Ce pilotage est essentiel pour ne pas se faire piéger par l’intentionnalité/l’objectif qui a prévalue à l’action, par un programme rigide. L’intentionnalité ne sera pas nécessairement au rendez-vous. Principe clé de l’écologie de l’action : « Quand une action est lancée elle échappe en partie à ses initiateurs, car elle va entrer dans un jeu d’interactions et de rétroactions qui peuvent pervertir les objectifs initiaux, c’est-à-dire aboutir à un résultat différent, voire carrément opposé ».
  • Donner et se donner le droit à l’erreur.
  • Agir en toute conscience de ce que l’on sait, mais aussi de ce que l’on ignore. Pour reprendre encore Edgard Morin : "Le plus grand apport de connaissance du XXème siècle a été la connaissance des limites de notre connaissance. L’incertitude est notre lot, non seulement dans l’action, mais aussi dans la connaissance".

Valoriser l’engagement et les succès

En s’appuyant sur des faits concrets (actions menées, résultats obtenus, essais en cours…, (pour ne pas avoir un discours creux et non crédible) les responsables doivent faire connaître et valoriser l’engagement des équipes, les succès obtenus, les enseignements tirés….

S’appuyer sur les experts

Oui bien sûr, mais les experts, les consultants, les coachs ne sont pas les dirigeants. Au final, c’est aux dirigeants, aux responsables concernés, avec l’éventuel activation du levier participatif, de décider. La décision doit rester politique, stratégique, responsable, elle ne saurait être seulement technocratique.

Pour conclure

La crise et la façon dont elle sera gérée sont de puissants révélateurs pour les dirigeants et l’ensemble du corps social concerné dans l’entreprise ou la société. Elle nous rappelle qu’il faut absolument intégrer le principe d’incertitude, d’inattendu. Ce n’est pas une invite au renoncement à l’action, mais une invite à fonctionner dans le cadre d’un pari, d’une stratégie souple, adaptative. Il faut également faire en sorte de sortir de la crise, un peu moins ignorant que lorsque l'on y est entré : qu’avons-nous appris ? A quoi devons-nous renoncer ? Que devons-nous continuer à faire ? Que devons-nous faire différemment ? Que devons-nous innover ?