Cultiver une culture de l'efficacité : une nécessité pour l'action humanitaire

Le monde de l'humanitaire traverse une crise aux multiples facettes. Son efficacité, qui fonde sa légitimité, est remise en cause. Au même moment, les besoins d'assistances explosent. Pour répondre à ces défis, un nombre croissant d'acteurs adaptent ou changent leur approche afin de mesurer, améliorer et ainsi démultiplier leur impact. Décryptage.

Comment optimiser l’action humanitaire ? Tant pour les observateurs que pour de nombreux acteurs du secteur, le constat est clair : la solidarité internationale a besoin d’une culture de l’efficacité et d’indicateurs précis. Les indicateurs traditionnels, même si efficaces, comme l’Indice de développement Humain, sont insuffisants car trop « macro » et insuffisamment centrés sur les échelons locaux. 

La sphère humanitaire est donc en ébullition et cherche des solutions. Récemment, Fanny Fernandes, directrice exécutive de LIFE, une ONG internationale créée en 2009, déclarait ainsi dans RSE magazine : « Les indicateurs [classiques, ndlr] mesurent mal l’impact qualitatif et la réalité des effets de notre action (…). C’est la raison pour laquelle nous sommes en train de compléter notre méthode pour intégrer plus finement et plus justement ces mesures d’impact ». Les acteurs humanitaires en sont les premiers conscients : les choses doivent évoluer.

Mesurer la solidarité

Mais de quoi parle-t-on exactement ? LIFE s’inscrit dans un mouvement de fond des acteurs de l’humanitaire afin de se doter d’outils de méthode d’action et d’évaluation plus efficaces. L’ONG LIFE, spécialisée dans l’accès à l’eau, l’assainissement et l’hygiène, l’éducation, la sécurité alimentaire, et la protection de l’environnement, a par exemple la particularité de mettre l’accent sur la collecte d’un maximum de données locales. Dans cette optique, l’ONG utilise par exemple des capteurs hydriques dans ses puits qui lui permettent non seulement de comprendre les besoins des populations qu’elle assiste ; mais aussi de mesurer l’impact environnemental de son forage.

LIFE n’est pas isolée. Les acteurs historiques de l’humanitaire ont aussi adopté ces nouveaux standards. C’est le cas de Care, une ONG de rang mondial spécialisée dans la lutte contre la pauvreté. Care s’est dotée d’une stratégie d’Impact à l’horizon 2030. Elle publie ses rapports d’impact détaillés et ses objectifs. Ces bases de données analysées sont constituées via le propre système de recueil et de compilation de données de Care, le Project and Program Information and Impact Reporting System (PIIRS).

Les différentes approches ne sont pas encore figées, et la tendance est à l’innovation. Par exemple l’ONG Innovation for Poverty Action (IPA), un acteur récent qui a lancé ses activités en 2002. L’organisation vise à lutter contre la pauvreté dans le monde et a inscrit dans son ADN l’évaluation rigoureuse de ses solutions. Elle s’appuie pour ce faire sur un réseau d’experts et d’universitaires chargé non seulement de concevoir des modèles de développement adéquat mais aussi d’obtenir des preuves de leur fonctionnement. Forte de sa réputation, l’IPA travaille avec des centaines d’acteurs (ONG, gouvernements, institutions, entreprises, etc). C’est aussi l’IPA qui gère l’indice PPI (Poverty Probability Index), un outil de mesure avancée de la pauvreté.

Planification difficile, évaluation facile

Qui dit évaluation de l’action dit aussi planification en amont de celle-ci. En effet, mesurer l’impact d’une ONG revient à déterminer dans quelle mesure son action a exercé une influence concrète sur les populations qu’elle appuie. Raison pour laquelle de plus en plus d’humanitaires incluent les acteurs locaux (associations, entreprises, groupes religieux ou traditionnels, etc) dans la planification ; sans oublier de rester au plus près des populations dans l’évaluation du besoin et de leur satisfaction. L’OCDE insiste sur cette dernière nécessité et préconise explicitement le recueil de l’avis des populations assistées.

Cette approche est aujourd’hui appliquée par une grande partie des acteurs, comme Care, qui, sur son site internet, précise que ses projets sont « construits avec les communautés que nous soutenons. Cela garantit la pertinence de nos actions et le respect des populations ». LIFE ONG promeut également cette approche qui consiste à s’imprégner du terrain local, à évaluer finement les besoins avant d’intervenir puis créer des synergies avec les locaux : « Toute notre action repose sur un plan stratégique établit un an à l’avance et qui définit les grandes orientations de notre action pour les 4 ou 5 années à venir, ainsi que les zones d’intervention privilégiées. Ce plan s’attache aussi à prévoir les synergies possibles entre les différents volets de notre action pour répondre au mieux aux besoins généraux des zones dans lesquelles nous intervenons. Il ne s’agit pas par exemple de mettre des châteaux d’eau dans tous les villages d’Afrique sub-saharienne, mais plutôt de comprendre et d’agir sur le long terme sur tous les besoins d’un village ou d’une région : eau, reforestation, éducation… » déclarait, au Journal de l’Economie, Tarek El Kahodi, président de LIFE. Dès lors, une fois le besoin connu et les populations inscrites dans la boucle décisionnelle, la mesure de l’efficacité devient inhérente à l’action de terrain.   

Reconstruction humanitaire

Mais d’où proviennent tous ces efforts ? Il y a une quinzaine d’années, l’insuffisance des ONG après le tremblement de terre d’Haïti a été un point de bascule : impact limité, coordination insuffisante, paternalisme… la liste des vices imputés à l’action humanitaire était – et demeure longue.

Face aux enjeux, l’écosystème de la solidarité internationale accouche en 2016 du « Grand Bargain » ou « Grand compromis », à l’occasion du Sommet sur l’action humanitaire. Qu’en est-il exactement ? Le « Grand Bargain » est l’accord trouvé entre bailleurs de fonds et institutions humanitaires sur ce que devrait être une action efficace. Parmi les axes privilégiés, on retrouve l’inclusion des acteurs locaux dans les opérations, mais aussi la nécessité d’optimiser l’évaluation fine de l’impact des projets. En parallèle, Etats et organisations internationales se dotent de réglementations et de modus operandi proches des recommandations du Sommet. C’est le cas de l’OCDE qui fait par exemple superviser ses politiques d’aide au développement et prône un traçage des flux de financement au plus près des du terrain.

Le processus est en revanche loin d’être terminé et le débat sur l’efficacité humanitaire est toujours en cours. Pire, presque mécaniquement, la « filière » vit une crise historique de financement, obligeant même les plus grandes ONG, comme la Croix-Rouge, à licencier du personnel ou bien une institution comme l’UNICEF à admettre son impuissance dans ses zones d’opérations. L’année 2024 s’annonce aussi difficile puisque même les Nations-Unies ont annoncé manquer des deux tiers des fonds nécessaires aux projets humanitaires.

La crise qui frappe l’action humanitaire internationale est sérieuse. Confrontée à la multiplication des crises, les ONG, institutions et bailleurs de fonds vont probablement connaitre quelques années de soudure difficile. Confronté à des pratiques archaïques et de facto coûteuses, l’écosystème de la solidarité internationale poursuit la mue qu’il a amorcé depuis une quinzaine d’années. On observe d’ailleurs que certaines organisations récentes comme LIFE ou l’IPA ont intériorisées dès l’origine de leur action les nouveaux standards d’efficacité et d’éthique.