Le mythe du "bon manager moderne" : des soft skills affichées, aucune cohérence réelle

Ricciarelli Consulting

Derrière l'image du manager moderne - empathique, inspirant, aligné - se cache un paradoxe : jamais les discours sur le leadership n'ont été aussi soignés, et les décisions n'ont été aussi rares.

Depuis quelques années, les entreprises ont développé une fascination croissante pour une version idéalisée du leadership, telle qu’elle circule dans les conférences, les manuels de soft skills et les publications LinkedIn. On y présente un manager empathique, ouvert, vulnérable, attentif, presque thérapeutique, qui prend soin des émotions avant de prendre soin des décisions.

Ce portrait, aussi séduisant soit-il, crée une illusion collective : celle d’une transformation managériale profonde alors que, dans la réalité opérationnelle des organisations, les comportements n’ont jamais été aussi ambivalents. Les managers parlent davantage de leadership qu’ils ne l’exercent réellement, comme si la maîtrise du discours suffisait à compenser l’absence de posture structurante. Ce décalage crée une fatigue silencieuse dans les équipes qui, elles, attendent des décisions, de la lisibilité et un cadre clair — pas une performance émotionnelle permanente.

Les soft skills comme langage obligatoire plutôt que comme compétences réelles

La montée en puissance des soft skills n’a pas amélioré la qualité du management ; elle a surtout normalisé une forme de communication qui sert davantage l’image que l’efficacité. La vulnérabilité est devenue un registre attendu, l’écoute active un passage obligé, la bienveillance un signe de conformité culturelle plutôt qu’un comportement authentique. Beaucoup de managers apprennent à cocher ces cases comportementales comme on valide un module de formation, non parce qu’ils les incarnent, mais parce que l’organisation attend qu’ils les affichent.

Cette mise en scène permanente crée une distance insidieuse avec les équipes, qui perçoivent intuitivement l’écart entre le discours et le réel. Ce n’est pas l’empathie qui manque dans les entreprises : c’est la cohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait. Et lorsqu’un manager s’habitue à performer le leadership plutôt qu’à l’exercer, il devient dépendant du regard de l’organisation au lieu de devenir responsable de l’équipe qu’il dirige.

Un management qui commente beaucoup mais décide très peu

L’une des dérives les plus marquantes du management contemporain est cette tendance à transformer chaque décision en processus, chaque désaccord en atelier, et chaque incertitude en réunion supplémentaire destinée à reformuler ce que tout le monde sait déjà. Le manager moderne passe un temps considérable à contextualiser, expliciter, rassurer, synchroniser, aligner, sans jamais parvenir à produire l’arbitrage qui mettrait réellement le collectif en mouvement. Les décisions ne sont plus prises : elles sont dissoutes dans des mécanismes collaboratifs qui, au lieu d’éclairer, brouillent et retardent.

Derrière cette inflation de communication se cache une forme de peur : peur de déplaire, peur de cliver, peur de se tromper, peur d’assumer un choix dans un environnement qui exige une bienveillance démontrable mais rarement un courage tangible. Et lorsque la décision finit par arriver, elle est souvent trop tardive, trop diluée ou trop peu assumée pour produire un impact réel.

Les organisations valorisent la posture, mais sanctionnent l’autorité réelle

À force de promouvoir des valeurs émotionnelles comme critères premiers du bon leadership, les entreprises ont créé un paradoxe dangereux : elles encouragent les managers à être consensuels mais attendent d’eux qu’ils obtiennent des résultats. Elles valorisent la capacité à fédérer, à écouter, à générer de l’adhésion, mais elles sanctionnent — parfois violemment — toute forme d’autorité assumée, même lorsqu’elle est saine, nécessaire et proportionnée. Beaucoup de managers l’ont compris : il est plus rentable d’être vu comme bienveillant que d’être réellement efficace.

On évite les recadrages pour ne pas briser la dynamique d’équipe, on tolère des comportements problématiques pour préserver l’ambiance, on contourne les décisions difficiles parce qu’elles pourraient être mal perçues. Le leadership devient alors un exercice d’équilibriste où l’objectif principal n’est plus la performance collective, mais la minimisation des risques sociaux. Et cette stratégie produit toujours le même effet : une lente dérive de la responsabilité, où les équipes se retrouvent livrées à elles-mêmes dans un cadre de plus en plus flou.

Le vrai manque du management moderne n’est pas la compétence : c’est le courage

Toutes les entreprises affirment vouloir des leaders courageux, mais rares sont celles qui en donnent réellement les moyens. Le courage managérial n’est ni un trait de caractère exceptionnel ni une question d’audace personnelle ; c’est la capacité à exercer son rôle même lorsque ce rôle implique un inconfort immédiat. Le courage, c’est dire non quand tout pousse à dire oui. 

C’est recadrer un comportement toxique, même si la personne est populaire. C’est choisir une direction claire, même si elle n’est pas unanimement acceptée. C’est protéger une équipe plutôt que sa réputation interne. Or, les structures modernes n’encouragent plus ces postures : elles les surveillent, les contrôlent, les relativisent. Le manager finit par internaliser qu’il vaut mieux être prudent que juste, lisse que clair, conforme que cohérent. On ne fabrique plus des dirigeants : on fabrique des acteurs du management.

Ce que veulent réellement les équipes : de la lisibilité, pas du théâtre

Lorsque l’on interroge les collaborateurs, un constat revient systématiquement : ils n’attendent pas d’un manager qu’il soit parfait, omniscient ou émotionnellement exemplaire. Ils attendent qu’il soit stable, lisible, cohérent, capable de trancher et de tenir une ligne. L’excès de discours émotionnel crée paradoxalement l’effet inverse de celui recherché : il érode la confiance, car il donne le sentiment que les mots remplacent les actes. Les équipes suivent volontiers un manager exigeant mais clair ; elles se désengagent rapidement d’un manager sympathique mais flou. Ce n’est pas la rigidité qui abîme le collectif : c’est l’incohérence.