Le Trafiquant d'Idées : Entretien avec Scott Berkun

Rencontre avec Scott Berkun, auteur, conférencier, éditorialiste autour de la sortie de son tout nouvel ouvrage : Mindfire, Big Ideas for Curious Minds.


Ses travaux ont été publiés par le New York Times, le Washington Post, Le Wall Street Journal, The Economist ou dans la Harvard Business Review. Scott est un frondeur solitaire, en quête inlassable de la vérité. Armé d'un esprit tranchant, d'une culture encyclopédique et d'un humour féroce, il pourfend les faux semblants et les jeux de pouvoir ou de représentation dans les organisations et défend les idées, le bon sens et une éthique du travail éminemment Weberienne.
Ses précédents ouvrages offrent au monde de l'entreprise des perspectives salutaires que ce soit sur le management, le leadership ou la créativité. "The Art of Project Management", "The Myths of Innovation" ou "Confessions of a Public Speaker" font ainsi partie de ces livres que l'on pourrait regrouper dans un guide de survie dans l'entreprise du 21ème siècle.
Scott vient tout juste d’auto-publier son quatrième livre:  Mindfire, Big ideas for Curious Minds, un florilège des meilleurs idées de son fameux blog. C’est un immense plaisir d'interviewer ce "Trafiquant d'Idées", tel qu'il se définit dans Confessions of a Public speaker ...

Vous étiez Chef de Projet au sein de Microsoft, en charge des cinq premières versions de Internet Explorer et vous avez décidé de démissionner pour écrire des livres. Pour vous, quel a été le détonateur de cette audacieuse décision ?
Je veux vivre une vie intéressante. Et ça ne risque pas d’arriver si je fais la même chose, dans la même société, pendant plusieurs décennies. J’ai compris que j’apprendrai plus et grandirai plus en prenant le risque d’essayer de faire quelque chose d’autre pendant un moment, et que plus ce serait différent, mieux ce serait. J’ai toujours songé à écrire un livre. J’ai aussi réalisé que toutes mes pensées ne correspondaient qu’à peu de lignes réellement écrites. Je trouvais toujours des excuses. Par conséquent, j’ai pris la décision d’oublier les excuses et de voir ce qui allait se passer. Je pensais que le pire qui pourrait m’arriver serait de me rendre compte que je détestais écrire et que j’avais fais une erreur, dans ce cas j’aurai été ravi de retourner travailler sur quelque chose qui m’ennuyait auparavant. J’étais convaincu que je n’avais rien à y perdre.

Vous avez écrit un livre très éclairant sur la gestion de projet: Making Things Happen (The Art of Project Management). Comment expliquez-vous que même s’ils lisent de bons livres sur la gestion de projet, la plupart des managers continuent à commettre autant d'erreurs basiques, à aller autant dans les faits à l'encontre des principes essentiels de management ?
Savoir et Faire sont deux choses bien différentes. Il y a d’excellents livres sur l’art d’élever son enfant ou celui de conduire correctement, mais ce n’est pas pour autant que les parents et les automobilistes font tous les bons choix. Un projet de quelque nature que ce soit implique son lot d’erreurs et d’échecs. Cela requiert des compétences particulières pour maitriser les différents aspects nécessaires à la réussite d’un projet.

Vous avez écrit le célèbre article Why Big Corporations Suck (EN). Les organisations sont-elles tout bonnement condamnées ou y a-t-il encore un espoir ? Existe-t-il un moyen pour que les gens se sentent responsabilisés et valorisés dans l’entreprise ?
Les gens devraient se tourner vers leurs supérieurs et les tenir pour responsables. C’est le rôle du supérieur de faire de son entreprise un endroit qui inspire et motive. Si les PDGs et les Directeurs d’entités gagnent bien plus que l’employé moyen c’est parce qu’ils ont la responsabilité de décisions qui affectent tout le monde dans l’entreprise. Si toute une équipe de travail n’est pas heureuse de faire ce qu’elle fait, c’est le chef d’équipe qui en est responsable . Si tous les employés d’une société sont malheureux, c’est le PDG qui est responsable. Les meilleurs PDGs et Directeurs font un meilleur travail de termes de prise de responsabilité (cf la Lefferts Law of Management - EN). Ils prennent des décisions difficiles pour protéger les organisations des problèmes naturels qui se développent au fil du temps.

Dans The Myths of Innovation vous attaquez de façon frontale la vision romantique de l’innovation. Vous proposez une description plus pragmatique de celle -ci prétendant que ce n’est rien d’autre que le résultat d’un travail acharné. Si c’est si “simple” comment expliquez- vous que la plupart des entreprises échouent misérablement lorsqu’il s’agit d’innover ?
Nous sommes une espèce qui a horreur du risque. Très peu de gens aiment prendre des risques. C’est ça notre histoire. Nous aimons prétendre le contraire, mais très peu de gens sont prêts à se lever au cour d’une réunion pour exposer leurs idées à leurs coéquipiers ou leurs chefs. Ou à démissionner de leur travail pour commencer une société basée sur leurs propres idées. Les personnes qui ont une chance de réussir avec leurs idées ne peuvent qu’être ceux qui prennent le risque d’investir du temps et de l’énergie dans une idée au futur incertain, car toutes les nouvelles idées sont incertaines.

Pourquoi avoir décidé de publier ce livre de façon indépendante ? (Les précédents livres de Scott ont été publié par O’Reilly qui est un des acteurs majeurs dans le monde des médias autour des nouvelles technologies et du IT business) ?
Tant que je serai en vie, je continuerai à écrire des livres, et plus tôt j’en apprendrai sur la façon dont ils sont fait, meilleurs ils seront. J’ai vu l’auto-édition comme la seule façon d’apprendre tout ce que les éditeurs font, ce qui est un atout pour un auteur comme moi.


Que retenez-vous de cette expérience de publication? Que feriez-vous autrement ? Que recommanderiez-vous à un collègue auteur souhaitant suivre le même chemin ?
Finalement, l’auto-édition c’est plutôt simple. Les services et les technologies disponibles aujourd’hui sont incroyables. La difficulté est, et sera toujours, d’écrire le livre. Mais la partie de l’édition, tout le monde peut le faire avec suffisamment de volonté.

Après le Management et l’innovation, votre troisième livre (Confessions of a Public Speaker) aborde une autre point faible des organisations : la communication  travers les présentations. Pourquoi la plupart des travailleurs de la connaissances sont si hésitants lorsqu’ils sont amenés à présenter leur travail ou leurs idées ?
La plupart du temps, les gens veulent rentrer dans un moule. Si dans votre culture d’entreprise, la présentation type est vague, terne et dénuée de tout intérêt, tout nouvel employé désireux de bien faire suivra cet exemple. C’est de la pure sociologie. Il faut quelqu’un de puissant et inspirant le  respect pour montrer un meilleur exemple aux autres et leur prouver qu’il y a une meilleure façon de faire. Les employés se basent sur le comportement de leurs supérieurs et les imitent, malgré ce que beaucoup de dirigeants croient.

Vous avez rejoint Automattic et travaillez pour WordPress.com. Pourquoi avoir décidé de retourner dans le monde de l'entreprise ?
J’ai toujours détesté ce genre de personnes qui prêchent la bonne parole mais qui n’ont en fin de compte aucune expérience dans le domaine dans lequel ils interviennent. Je vous renvoie à mon article How to call BS on a Guru. On me sollicite pour des conférences sur le leadership, le management et la créativité et je n'ai pas géré d'équipe depuis de nombreuses années. Le moment était venu de retourner voir si j'appliquais moi-même les nombreux conseils que je dispense aux autres.

Quel est votre point de vue sur le rôle que peut jouer ces nouveaux outils sociaux émergents (Réseaux Sociaux d'Entreprise) dans nos organisations ?
Je crois bien plus en la capacité des personnes qu'aux outils. Si vous avez des équipes brillantes, passionnées et avec un sens de l'éthique, ils trouverons des moyens pour faire réussir l'organisation avec n'importe quel outil. Et s'ils n'y parviennent pas avec les outils dont ils disposent, ils chercheront par eux-mêmes les outils nécessaires pour réussir. Si vous avez des équipes un peu stupides, qui ne se sentent pas concernées, dont les motivations sont discutables d'un point de vue éthique, peu importe les outils que vous mettrez à leur disposition : l'organisation échouera. Le meilleur moyen pour que des équipes se sentent concernées et responsabilisées est de leur faire confiance. Le management doit leur accorder l'autonomie nécessaire et les mettre dans un contexte suffisamment propice. Cela peut se faire avec ou sans outils, c'est un point secondaire.
A chaque fois que j'entends quelqu'un prétendre qu'il peut résoudre les problèmes organisationnels avec tel outil, je suis circonspect et méfiant. La seule technologie n'est jamais le problème essentiel d'une organisation. C'est plutôt dans les attitudes et les comportements des personnes en charge, ainsi que dans la culture que ces attitudes et comportements créent qu'il faut chercher. Si le changement d'outils nécessite un changement d'attitude ou si ce changement est lié à des décisions clefs du management pour responsabiliser les personnes et les faire se sentir davantage concernées, alors ces outils peuvent faire la différence. Mais installer un nouveau logiciel est tellement plus simple à faire que prendre d'authentiques décisions de management, courageuses et structurantes.