Alerte sur les valeurs d'entreprise

Etrange phénomène que celui qui se déroule sous nos yeux : on n’a jamais autant parlé de quête de sens dans le travail et on n’a jamais autant critiqué les valeurs d’entreprise. Tout le monde parle de valeurs et personne ne semble vouloir y croire.

Certes, tout le monde sait que les valeurs d’entreprise n’ont jamais fait réellement recette auprès des salariés et ce, même si elles font parties des incontournables, mais arriver à un tel rejet est inédit (sondage réalisé en ligne, entre le 2 et le 12 mai auprès de 1200 salariés d’entreprise de plus de 1000 salariés par Onthemoon) :

- 82% des salariés des entreprises de plus de 1 000 salariés estiment que les valeurs relèvent de la communication.

- 79% que le management n’est pas aligné sur les valeurs affichées

- 70% des managers intermédiaires n’y adhèrent pas

- 73% des moins de trente ans estiment même que c’est de l’hypocrisie

Ces chiffres font échos à ceux d’Ipsos, qui, il y a quatre ans soulignait  déjà que 70% des managers trentenaires n’adhéraient pas aux valeurs de leurs entreprises.

Ce Totem des années 80 est-il bon à brûler sur la place publique au profit de concepts plus à la mode ? Difficile de le dire, mais une chose est sûre, c’est impossible d’imaginer un comité de direction diriger sans avoir ses valeurs affichées au mur, telles ses tables de la Loi.

En quelques années, l’affichage de la bonne conscience des organisations s’est pourtant retourné contre elles et la transparence des réseaux sociaux devient le relais naturel de cette défiance généralisée. En cause :

-    Le manque de cohérence entre les actes et les engagements : pour exemple, prenons deux notions emblématiques sans lesquelles le mur des valeurs semblerait vide, le respect et la bienveillance. Ces indéboulonnables relèvent de l’exercice imposé : ils invitent à une exemplarité qui frôle l’éthique et sont confrontés au quotidien aux écarts de comportements, de langage ou de posture à l’image du manager que tout le monde sait être un tyran pour ses équipes mais que l’on garde parce que c’est "un performer qui explose les chiffres" !

-    La quête d’exemplarité: La génération Z (née après 1994), (voir la fin des Y), préfère les engagements concrets au beaux discours et est hyper réactive au moindre écart, soit en se démobilisant, soit en fuyant "cette boîte qui fait le contraire de ce qu’elle dit", soit en prenant le monde à témoin sur les réseaux sociaux.

-    Le sens des mots : une personne ne mettra pas le même sens derrière le même mot. Exemple le mot fidélité : Surexposée sur les réseaux sociaux, les nouvelles générations ne voient pas dans la signature d’un contrat de travail, un engagement à des valeurs mais la formalisation d’une relation administrative, point ; penser le contraire revient à se bercer de douces illusions. L’exposition permanente de sa valeur marchande sur les réseaux sociaux rend caduque la notion de confiance au sens durable. Embauchée et à l’écoute du plus offrant ou de meilleures opportunités en même temps. Le syndrome Tinder bouscule aussi l’entreprise ! Un choc générationnel.

-    La langue de bois du politiquement correct qui fait que toutes les entreprises parlent de la même manière, utilisent les mêmes formules souvent importées d’outre atlantique, relookent leurs bureaux de la même manière et qui, au final, sont insipides et dénuées de toute dimension émotionnelle honnête.

En animant près de 200 tables rondes par an avec mes équipes, je mesure combien le fossé se creuse entre des troupes en quête de vrai et les difficultés des entreprises à afficher une cohérence culturelle, relayée par des managers engagés.

Insidieusement, l’entreprise sous les assauts des bons sentiments, des belles formules est en passe de devenir une tour de Babel version 4.0 ; tout le monde sait que la seule raison d’être, c’est de monter le plus haut possible, on mystifie les valeurs pour en faire un charabia au nom du bonheur pour tous.

Les valeurs ont-elles pour autant un avenir ?

Si on a le courage de prendre le contre pied des points précédents, les valeurs ont bien sûr de l’avenir en tant que carburant culturel de l’entreprise.

La culture d’entreprise est censée être ce qui unit toutes les générations par définition, à l’image du maillot porté par une équipe de sport. Elle transcende les compétences et les personnes au profit d’un savoir être aussi important que le savoir-faire.

Ce savoir être qui rend une entreprise unique puise son autorité dans la raison d’être de l’entreprise (lire le rapport Senard/Notat remis au premier ministre en avril dernier afin de préparer la loi Pacte). Cette raison d’être doit pouvoir donner vie à une conscience collective qui fait de chaque personne un maillon fort d’une aventure collective.

Depuis des années, je milite pour le droit à la discrimination culturelle pour les entreprises ; bien évidemment dès que le mot discrimination est prononcé, les vierges effarouchées du politiquement correct s’évanouissent. Pourtant le mot est juste : si l’entreprise est fière de ses valeurs, de sa culture et de ce qu’elle représente humainement parlant, elle a le droit de dire qu’elle n’est pas là pour plaire à tout le monde ! C’est son droit le plus légitime.

Ce point est essentiel, car si les valeurs sont en grand danger, c’est essentiellement parce que les entreprises n’osent plus affirmer leur fierté d’être !

Faisons comme tout le monde, ressemblons à tout le monde, parlons de bonheur comme tout le monde et pendant ce temps, on ne viendra pas nous chercher sur nos incohérences culturelles !

La culture d’entreprise est pourtant le moteur du "change management" : soit on va dans l’impasse du "tout le monde fait comme ça" soit on choisit son chemin d’exclusivité et on élève sa culture en priorité stratégique, en sujet collaboratif en associant tout le monde plutôt que d’opter pour le top down de l’ancien monde et On assume son projet culturel.

Dans les entreprises qui ont compris la vertu de l’exemplarité, point (ou peu) de problèmes de générations, d’attractivité, de fidélisations de talents ; l’équipe est mobilisée car tout le monde est animé de la même flamme sur le terrain. Les valeurs ne sont plus sur les murs, elles deviennent des rites culturels à vivre et à partager.

Des valeurs, ça se vit, ça se voit ; à commencer par le haut de l’échelle ; un point c’est tout.