Pour un numérique résolument humain

Le numérique doit-il être au service de tous ou d’une minorité ? Doit-il faciliter l’émergence de cet être augmenté annoncé et vanté par le transhumanisme ou, au contraire, encourager les différences qui nous ont caractérisées jusque-là ?

Les technologies bouleversent les équilibres humains. Depuis toujours, elles sont au cœur de nos sociétés. Ni bonnes ni mauvaises, elles sont ce que les hommes en font. Outils à notre service, elles tendent vers un objectif : améliorer notre vie, la façon dont nous interagissons et cohabitons. Il en était déjà ainsi au XVIème siècle lorsque Rabelais nous assénait son célèbre "science sans conscience n’est que ruine de l’âme". Il en est toujours de même à l’heure du tout numérique.

Pourtant, plus encore que lors des deux derniers siècles, nos sociétés se trouvent à la croisée des chemins. A l’optimisme parfois béat du début de l’internet et du numérique, succède aujourd’hui une période de questionnement fondamental et salutaire. Data, intelligence artificielle, GAFA semblent faire naitre la possibilité d’un monde très différent de celui auquel la plupart d’entre nous aspiraient il y a seulement dix ans. L’occasion de s’interroger sur le numérique et le monde que nous préparons.

Le numérique doit-il être au service de tous ou d’une minorité ? Doit-il faciliter l’émergence de cet "être augmenté" annoncé et vanté par le transhumanisme ou, au contraire, encourager les différences qui nous ont caractérisées jusque-là ?

De nouveaux nomades

Il y a désormais plus de trente ans, j’entamais une marche qui me conduirait de Dakar au lac Tchad. Une marche qui fut comme une révélation et le cadre d’une rencontre avec les populations nomades de ces régions. Une rencontre qui a profondément changé ma vie et ma vision des choses, et notamment sur ce que peut ou doit apporter la technologie pour constituer un vrai progrès pour les peuples.

De cette immersion, j’ai retenu quelques principes essentiels qui, depuis, guide mon travail et l’analyse que je fais des technologies et, en particulier, du numérique. D’abord une foi inaltérable en l’humain, en sa capacité à faire de ses différences une richesse irremplaçable. Ensuite, deux convictions que je garde chevillées au corps : la nécessaire recherche d’une forme d’équité dans tout ce que j’entreprends, et un refus total de toute forme d’ostracisme. Trois principes simples qui, selon moi, sont la clé pour bâtir un numérique humain, c’est-à-dire un numérique construit par et pour les hommes.

Avec l’émergence et la généralisation des technologies du numérique, il n’a jamais été aussi simple de rester en mouvement sans se déplacer. Ainsi, depuis vingt ans, l’espace et le temps se sont estompés. Nouveaux flux numériques, les idées, les contenus, les informations ou les services circulent sans entrave, en une fraction de seconde d’un point à l’autre du globe. Il n’a jamais été plus facile d’échanger des idées, de commercer avec quiconque. Pourtant, comme dans le désert, il est bon de ne pas être seul car tellement simple de se perdre pour qui n’a pas les clés de l’espace et du temps.

Avec le numérique, l’humanité se met en mouvement. Tout ce qui fait sa richesse redevient "nomade". Et pour continuer de prospérer dans cette immensité numérique, l’homme doit continuer à se construire dans sa différence, dans le partage de cette richesse commune.

Le choix qui s’offre à nous

Depuis sa naissance, l’humanité a été bercée au son d’un progrès technologique qui a permis, au gré du temps, de s’approcher de plus en plus près des besoins de chacun. Mais la technologie reste un moyen et non une fin.

Pourtant, même en l’écrivant, il m’arrive de me demander si cette conviction n’est pas remise en question par certains chantres d’une technologie et d’un numérique devenus finalité, une réalité qui viendrait se substituer à l’humanité telle qu’elle existe aujourd’hui.

Vision pessimiste, exagérée ? Pas tant que cela si l’on se fait observateur attentif du monde. Nous sommes aujourd’hui à l’ère d’un numérique de plus en plus normé, normalisé voire déshumanisé. "Data is king" mais où se trouve l’intelligence humaine, pleine de surprises et d’aspérités, parfois iconoclaste ? A y regarder de plus près, on a souvent la sensation que le numérique, notre numérique, nous a été confisqué par une oligarchie dont la réussite se fonde sur l’exploitation de nous autres, le plus grand nombre.

Une oligarchie, incarnée notamment par les GAFAM, qui, sous les traits d’une "humanité augmentée" nous annonce, aux côtés de mouvements transhumanistes, des hommes plus intelligents et plus efficaces grâce à l’aide de l’intelligence artificielle, d’une data toujours plus riche et plus normée, capable à terme de répondre, que dis-je d’anticiper nos envies, de comprendre nos besoins. Où la technologie et le numérique deviennent annonciateurs d’un futur digne des pires scénarios de science-fiction. Une humanité uniformisée dans sa façon d’être et de réfléchir. Une humanité robotisée sans surprise, tendue vers un seul objectif : un monde "efficace" mais sans âme, ou pire une humanité versée dans l’eugénisme.

Aujourd’hui est l’heure du choix. Rien n’est encore joué et il ne tient qu’à nous de continuer de faire de la technologie en général, et du numérique en particulier, un outil pour améliorer le monde et la vie de chacun. A nous de rester aux aguets et de défendre une vision qui privilégie le bien vivre ensemble. Celle d’un numérique qui valorise les différences et se met au service du libre arbitre et de la démocratie. Un numérique synonyme de progrès parce que résolument humain.