Petit traité de manipulation : la post vérité

Parler de post vérité est une post vérité ! Comment retrouver le nord, dans une société qui l’a perdu ?

Comment faire une chronique sur la manipulation, sans parler de "post vérité" ? La post vérité est un phénomène fascinant…

Ni post, ni vérité… 

Que D. Trump ait inventé la post vérité est une post vérité. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec le mot "post vérité", c’est qu’il est lui-même une manipulation. 

En premier lieu, la post vérité est une anté vérité. Car l’humanité n’a d’intérêt pour la vérité que depuis peu. Les sociétés ont longtemps été bâties sur le mythe. 

Ce que nous appelons "post vérité" n’est qu’une résurgence de ce phénomène. D’ailleurs, si vous lisez L’anneau d’améthyste d’Anatole France, vous verrez que l’affaire Dreyfus a été, d’abord, un combat pour la vérité (à entendre comme opposition à "mensonge") contre le mythe. L’armée et ce que l’on pourrait appeler la France conservatrice défendaient leur identité, leurs valeurs, leur existence. La vérité ne comptait pas, en comparaison. Idem pour la sécurité du pays : en accusant un innocent elles permettaient à un traître de poursuivre son activité.

Ce que j’ai voulu aussi montrer, dans mes chroniques sur la manipulation, c’est que confondre post vérité et fake news (mensonge) est une post vérité. La post vérité qui donne les meilleurs résultats, en termes de manipulation, est une vérité. Seulement, c’est une vérité qui provoque des conséquences irrationnelles. Si l’on vous dit que plus de cent femmes sont tuées par leur conjoint chaque année, ou que la proportion de femmes ayant la mention très bien au bac est supérieure de 50% à celle des hommes, vous n’en tirerez pas les mêmes conclusions. 

… mais absurde

L’intérêt du mythe est qu’il explique à chacun pourquoi il est ce qu’il est dans la société. Mais, pour cela, le mythe doit faire consensus. Le problème qui se pose à nous, c’est que, de nos jours, chacun y va de son mythe. Du coup, nous ne savons plus que croire. En conséquence, le monde est absurde. 

C’est le nœud du problème. Depuis certains philosophes grecs, au moins, on s’est rendu compte que la rencontre avec l’absurde provoquait chez l’homme un réflexe salvateur : la découverte de valeurs profondes. L’existentialisme est le mouvement philosophique qui va avec cette idée. 

Conformément à sa logique, cette chronique vous propose donc "l’existentialisme pour les nuls". Autrement dit des techniques pratiques qui permettent de faire émerger ses convictions. Deux en particulier : la déconstruction, et le jeu de la vérité. 

La déconstruction 

J’achète mon pain au marché, une fois par semaine. J’ai remarqué que mon boulanger mettait mon pain de côté. Ce qui fait que je me sens obligé de venir le voir chaque semaine. Mon boulanger utilise peut être une technique de manipulation. Elle est d’ailleurs décrite dans les ouvrages scientifiques. Que faire ? Lorsque je sais que je ne pourrai pas venir la semaine prochaine, j’avertis mon boulanger. 

Mes chroniques sur la manipulation montrent que les techniques de manipulation obéissent à des mécanismes systématiques. Bonne nouvelle. Car, en les déconstruisant, on découvre ce qui est important pour nous. Par exemple, le principe de la société est la confiance. C’est parce qu’il sait que l’automobiliste s’arrête au feu rouge que le piéton peut traverser la route, sans réfléchir. Eh bien, un grand nombre de techniques de manipulation ont pour principe le détournement de cette confiance. Libre à vous, une fois que vous l’avez compris, de constituer autour de vous un réseau relationnel fondé sur la confiance. 

On remarquera, au passage, que l’existentialisme n’est pas que la découverte de soi, comme le laissent entendre les philosophes. (Encore une post vérité ?) C’est en grande partie un désir de société. 

Le jeu de la vérité 

Un jeune manager me disait qu’il était inquiet. Il y avait des rumeurs de rachat de sa société. Elles étaient démenties catégoriquement. Mais il savait ce que signifiait un achat, pour sa carrière. C’est un profil très recherché. Il a fait connaître ses inquiétudes aux chasseurs de têtes qui le suivent. Heureusement, la vente s’est vite conclue. Son management, qui avait perçu ses doutes, s’est précipité pour lui expliquer qu’il était le prochain dirigeant de l’entreprise, et qu’il avait été "vendu" avec elle. Il n’est pas parti, et il est heureux.

Que signifie cette histoire ? Très souvent, nous pensons que la vérité n’est pas bonne à entendre. Nous ne la disons donc pas. Mais nos comportements nous trahissent. Et ce qui en est déduit est faux, et a des conséquences déplorables. 

L’exercice de la vérité consiste à se demander : pour quelles raisons ne veux-je pas dire la vérité ? N’y aurait-il pas un moyen de dire la vérité ? Si possible un moyen qui ait des conséquences bénéfiques ?

Crise d’adolescence ?

La guerre du Péloponnèse de Thucydide est peut-être la première manifestation d’un souci de vérité dans un travail d’historien. Premier travail d’historien ? Thucydide rapporte des faits sur les camps qui s’opposent, sans prendre parti. C’est peut-être, aussi, la première description de post vérité. Thucydide dit que, brutalement, les mots changent de sens. Par exemple, la prudence, vertu ultime pour un Grec, devient un vice. On appelle, depuis, ce phénomène "moment thucydidien".  L’anthropologue Marshall Sahlins montre, d’ailleurs, les similarités entre les procédés grecs et ceux de notre temps. 

Mais la guerre du Péloponnèse n’a pas été qu’une calamité.  Du chaos qui en a résulté a émergé Socrate et ce que nous appelons aujourd’hui philosophie. Et si la post vérité n’était qu’une étape intermédiaire dans le développement de la pensée ? Une crise d’adolescence ? Encore un effort, et nous allons parvenir à la maturité ?