Responsabiliser crée des effets indésirables

Un nombre croissant d’entreprises choisissent de rompre avec le modèle managérial conventionnel. Certaines font le choix d’une gouvernance constitutionnelle qui responsabilise et implique chacun. Une organisation réinventée où tous sont autonomes et incarnent la raison d’être de l’entreprise, portent des rôles explicites et les responsabilités qui en découlent.

Mais cette transformation radicale n’est pas un fleuve tranquille. Ce chemin qui mène au self management et induit la responsabilisation de tous est semé d'embûches. Surtout, ce processus de responsabilisation a un prix. Celui de la rupture avec des habitudes, des réflexes, une façon de penser qu’il convient d’abandonner. Celui de la remise en question qui seule ouvre la voie au changement ; à cette organisation réinventée et au self management que tous appellent de leurs vœux. Sans efforts, sans difficultés et sans effets indésirables, point de changement ; la responsabilisation des collaborateurs reste un vœu pieux. A chacun donc de saisir la nécessité de dépasser ces effets exécrables mais inévitables qui conduisent l’organisation vers son but ultime : le self management.

Nous le savons tous : la zone d’apprentissage commence là où la zone de confort s’arrête. Cette zone de non-expérience réveille la peur de l’inconnu, crée de l’inconfort. C’est aussi le cas lorsqu’il s’agit de repenser et réinventer le management. Pour le rendre plus efficient, plus humain et centré sur les talents, les aspirations de chacun. C’est ce qui se passe lorsque, par exemple, un dirigeant, une entreprise choisissent d’adopter l’holacratie. Basée sur une constitution à laquelle chaque collaborateur adhère, qui accorde à tous des droits et des devoirs explicites, l’holacratie permet de donner vie à un système organisationnel fondé sur la clarté et la transparence, une gouvernance où seul ce qui est explicite à sa place. Finies les attentes implicites, elles n’ont plus de poids, et ceci est explicite. Les jeux de pouvoirs qui transforment une prétendue responsabilité en leurre, peuvent disparaître progressivement.

Mais, aussi vertueuse que cette clarté retrouvée puisse être à terme, elle est d’abord source de stress et peut être perçue comme froide, voire parfois inhumaine par certains collaborateurs qui voient un modèle connu disparaître, remplacé par une organisation tout à fait nouvelle. Émergent des effets indésirables qu’il convient non seulement d’accepter mais surtout d’identifier pour en atténuer l’impact et mener à bien le processus de transformation ; permettre l’émergence d’une organisation bâtie sur des collaborateurs vraiment autonomes et responsables, à leur place.

Le "stress de la disruption"

Désormais, dans la nouvelle organisation qui voit le jour, les responsabilités de chacun sont bien claires, aux yeux de tous. Plus possible de se cacher derrière un chef, un groupe ou encore des processus opaques ou déficients. Grâce au nouveau système, chacun a connaissance de ses rôles et responsabilités. Pour la plus grande satisfaction de certains comme cette responsable communication que j’accompagnais il y a quelque temps. Bridée, frustrée par une organisation où ses compétences et ses idées se voyaient le plus souvent remises en question par un patron qui exigeait de relire et valider l’intégralité de son travail. Une fois son entreprise entrée en holacratie, la situation a totalement changé. Dans le travail en amont de clarification des autorités, le patron s’est rendu compte qu’il n’avait pas besoin de valider son travail. Désormais, elle a les mains libres, l’entière responsabilité de son travail car elle en a les compétences. Nul ne peut interférer, elle assume, résultat de sa responsabilisation, processus de différenciation et de transformation bien connu en psychologie appelé l’“individuation”.

Pourtant, si dans le cas de cette responsable communication la responsabilité est attendue et désirée, génère un stress "positif", il arrive que le processus de responsabilisation se passe plus difficilement. On peut même affirmer que parfois, le premier effet de cette responsabilisation est une forme de repli sur soi, entraînant une modification dans la relation à l’autre. C’est ce qu’on peut appeler le "stress du collaborateur ou de la disruption". Un stress lié à la responsabilisation, parfois perçu comme source d’ "inhumanité" car il modifie l’expérience des relations interpersonnelles.

Une situation que j’ai eu l’occasion d’observer régulièrement, comme par exemple - voilà deux ans - dans une équipe de trois formateurs et leur manager, suite au passage de leur organisation en holacratie. Habitués à se reposer sur ce dernier pour toutes les décisions un tant soit peu engageantes, la responsabilisation a été vécue comme une réelle source de stress, et ce de façon tout à fait inconsciente. Se sentant abandonnés, démunis, ils ont d’abord tenté de se renvoyer mutuellement la "patate chaude". En y regardant de plus près, le stress observé a trouvé son explication : un angle mort, facile à traiter une fois vu. Si 85 % des formations dispensées ne recèlent aucune difficulté particulière, il en va autrement des 15 % restants, plus complexes. 15 % qui, jusque-là, étaient implicitement pris en charge par le manager mais qui, désormais, du fait de la responsabilisation de chacun, de la clarification des responsabilités de tous, deviennent source d’inquiétude et de stress pour nos trois formateurs. Car, qu’on le veuille ou non, le fait de clarifier les responsabilités induit invariablement un stress. Un stress qui est l’expression d’une prise de conscience par chacun de ses lacunes et incompétences. Parce que le processus de responsabilisation passe par ce stress, cette phase “douloureuse” de l’apprentissage et de ses 4 étapes.

Le soulagement de l’illusion

Mais, qui dit responsabilisation de tous ne signifie en rien suppression du management. Au contraire, bâtir cette nouvelle gouvernance, constitutionnelle, qui rompt avec le modèle hiérarchique et ses jeux de pouvoirs, passe d’abord par un management et des managers réinventés. On peut même affirmer que, immanquablement, l’excellence managériale précède le self management. Le manager se meut en accompagnant, en tuteur, dans un contexte d’autorités distribuées entre les collaborateurs, au regard de leurs compétences et de leurs aspirations.

Mais le chemin de la responsabilisation est long et semé de pièges. Parmi lesquels, l’impression qu’ont beaucoup de patrons et de managers que la nouvelle organisation les libère de leur rôle d’accompagnement des collaborateurs. C’est ce qui se passe dans la plupart des entreprises que j’accompagne et que j’ai pu observer. Ayant fait le choix de l’holacratie, beaucoup s’imaginent, souvent de façon inconsciente, que celle-ci va se substituer à eux, aux managers. Victime de cette illusion, le patron, le manager relâche sa pression et se dit qu’il peut enfin se concentrer exclusivement sur ses rôles, ses domaines de prédilection. Il a l’illusion que la responsabilisation des collaborateurs vient le dédouaner de son rôle d’accompagnement, ceci d’autant plus que cette fonction managériale importante ne figure pas, sans doute à tort, dans la constitution Holacracy. En résulte un sentiment d’abandon chez beaucoup de collaborateurs. Surtout, la perte de proximité et d’interactions entre les parties entraîne inéluctablement une perte d’alignement de celles-ci. Le manager et les collaborateurs ne partagent plus les mêmes enjeux. Ces derniers se sentent lâchés. Certains m’ont même dit ressentir quelque chose de froid, métallique. L’entreprise risque d'en pâtir.

Ainsi, le patron, les managers peuvent oublier dans les premiers temps qu’une de leurs missions principales reste celle d’accompagner les collaborateurs sur ce chemin de la responsabilisation. Une fois encore, c’est au prix de l’excellence managériale que le self management peut devenir une réalité. A condition que le management prenne bien conscience que sa mission, dans l’organisation réinventée, n’est pas seulement d’être à même de structurer les rôles et donc les responsabilités de chacun. C’est aussi accompagner les personnes afin qu’elles acquièrent à leur rythme les compétences requises pour gérer un rôle tel que décrit à l’article 1 de la constitution. Ceci suppose que le management sache se poser et s’ajuster là où en est chaque collaborateur. 

Le processus de responsabilisation a donc bien un prix pour l’organisation et pour chaque personne : dirigeant(s), managers et employés. Rien de surprenant, au fond. Sans ces effets que j’aime à décrire comme exécrables, le changement ne peut opérer. Autant le savoir, s’y préparer et les gérer. Le jeu en vaut incontestablement la chandelle et de toute façon, ce changement vers un management constitutionnel est à mon avis inévitable pour qui veut vraiment aller vers le self-management.