Nir Eyal (Auteur de “Hooked”) "Blâmer la technologie nous décharge de nos responsabilités"

Auteur du best seller "Hooked", Nir Eyal décryptait il y a huit ans les mécanismes d'addiction qui nous rendent accros aux services numériques. Dans "Imperturbable", il propose désormais de s'affranchir des distractions du web. Rencontre.

JDN. Vous êtes en désaccord avec ceux qui affirment que la technologie et les algorithmes ont pris le contrôle de notre vie. Pourquoi ?

Nir Eyal est l'auteur à succès de "Hooked" et plus récemment de "Imperturbable". © Nir Eyal

Nir Eyal. Nous trouvons toujours des raisons pour expliquer les comportements de personnes avec lesquelles nous sommes en désaccord ou que nous considérons irrationnels. Par exemple, ceux qui ont voté pour Donald Trump ont forcément dû être influencés par la Russie ou contrôlés par des algorithmes. C'est également la même chose avec nos propres comportements : il est très facile de blâmer la technologie et de se dire qu'une chose qui nous dépasse contrôle notre cerveau. Parce qu'une fois que vous croyez à cette théorie, vous vous déchargez de toute responsabilité. Cette culture de la victimisation est prédominante aujourd'hui. Je ne dis pas que les produits développés par les grandes entreprises technologiques n'influencent pas nos comportements. J'ai même écrit un livre intitulé "Hooked" qui décrypte tous ces leviers et, croyez-moi, je connais bien leurs techniques. Pour autant, celles-ci ne sont pas aussi efficaces qu'on veut bien le croire.

D'une manière générale, l'Homme a toujours eu peur de la nouveauté. Pourquoi d'après vous ?

C'est une réalité. Il existe un phénomène psychologique appelé biais de négativité qui met en évidence que l'être humain accorde toujours davantage d'importance aux effets négatifs plutôt qu'aux bénéfices apportés par quelque chose de nouveau. Evidemment, toute nouvelle technologie n'est pas parfaite. Mais notre peur nous fait parfois oublier les aspects positifs. Par exemple, nous critiquons souvent les réseaux sociaux sans évoquer les bénéfices que nous en avons tirés. Mais comment aurions-nous vécu ces périodes de confinement pendant les années 50 ? Ma conviction est que traverser cette terrible crise sanitaire sans toutes les technologies que nous utilisons au quotidien aurait été bien plus difficile. Mais évidemment, nous n'y pensons pas car nous prenons ces bénéfices pour acquis.

Dans votre livre "Hooked" (Penguin, 2014), vous faites la différence entre le fait d'ancrer des habitudes et de créer des addictions. En quoi cette différence est-elle importante ?

C'est effectivement une différence primordiale. Mon éditeur avait initialement choisi comme titre "Comment créer des produits addictifs", ce que j'avais refusé. Car une addiction est bien différente d'une habitude. Une habitude est un comportement dont nous n'avons pas conscience. Il existe de bonnes et de mauvaises habitudes et elles représentent près de 50% de tout ce que nous faisons. A l'inverse, une addiction est une dépendance qui peut nuire à quelqu'un. Chercher à développer des addictions chez ses clients ne serait pas éthique et je ne pourrais d'ailleurs jamais collaborer avec une entreprise qui aurait cet objectif au cœur de son business model. Mais il est évident que certains produits créent des addictions, le plus souvent de manière non intentionnelle. A l'inverse, il est possible de développer de bonnes habitudes et c'est tout l'objet de mon travail.

Quelles sont les applications du modèle Hook qui ont le mieux contribué à ancrer des habitudes chez les utilisateurs d'un produit ?

Hook est un modèle dédié à la formation d'habitudes qui se décompose en quatre phases : déclencheur, récompense, action et investissement. Au cours des six dernières années, ce modèle a été appliqué dans tous les secteurs : santé, éducation, logiciels d'entreprise, etc. Après la publication de mon livre, j'ai par exemple été contacté par un entrepreneur norvégien qui souhaitait appliquer le modèle Hook au secteur de l'éducation. Il avait rédigé quelques idées sur papier. Ce projet est devenu Kahoot, une plateforme d'apprentissage ludique qui est désormais valorisée près de 3 milliards de dollars. C'est un exemple parmi d'autres montrant qu'il est possible d'utiliser le modèle Hook pour ancrer des habitudes utiles et positives.

Est-il possible pour des entreprises qui ne sont pas du secteur du numérique de s'inspirer du modèle Hook ?

"Ce n'est pas dans l'intérêt de Google et d'Apple de nous rendre complètement accrocs à leurs produits jusqu'au burn-out"

J'ai accompagné plusieurs entreprises qui ne sont pas du secteur du digital. Je peux vous citer l'exemple d'une entreprise du secteur pharmaceutique qui avait lancé un médicament destiné aux personnes asthmatiques. Ce produit permettait de prévenir une crise d'asthme mais il fallait que les patients inhalent cette substance deux fois par jour. Il y avait un défi de taille à relever : les personnes asthmatiques n'avaient pas l'habitude d'utiliser un inhalateur de cette manière puisqu'elles l'utilisaient uniquement en cas de crise. Cette entreprise avait dépensé des millions de dollars pour développer une application et un inhalateur connecté permettant de rappeler aux patients d'utiliser le produit. Mais elle n'est pas parvenue à modifier les habitudes de ses clients.

Quelle solution a été trouvée ?

Nous avons imaginé une solution bien moins coûteuse en créant un support en plastique permettant de poser le produit à côté de sa brosse à dent. Nous voulions que cet objet soit positionné de manière à être visible au quotidien afin de créer un external trigger (ou déclencheur externe, ndlr). En le positionnant dans la salle de bain, nous avons attaché l'utilisation de l'inhalateur à une habitude existante qui est celle de se brosser les dents deux fois par jour. Ce support en plastique a coûté seulement 10 cents et a permis d'ancrer de bonnes habitudes chez les patients.

Sean Parker, ancien président de Facebook, a affirmé que le réseau social avait "exploité une vulnérabilité dans la psychologie humaine". Pensez-vous que les législateurs devraient s'intéresser aux  entreprises qui créent des produits trop addictifs ?

Je crois que le législateur a un rôle à jouer pour protéger deux groupes en particulier en raison de leur vulnérabilité, à savoir les enfants et les personnes souffrant de pathologie addictive. En effet, de la même manière que nous ne laissons pas nos enfants aller dans des bars ou casinos avant un certain âge, les jeunes devraient être protégés de l'utilisation de certains produits dans la mesure où ils ne sont pas encore capables de prendre certaines décisions en leur âme et conscience. Idem pour les personnes souffrant de troubles du comportement. Pour nous autres, je crois que c'est à nous, utilisateurs, de prendre nos propres décisions. A titre personnel, je ne souhaite pas que le législateur m'impose une notification qui me rappellerait toutes les 30 minutes mon temps passé sur une plateforme sociale comme l'avait proposé notamment un sénateur américain. Je doute fort de l'efficacité de cette mesure qui risquerait surtout de nuire à l'expérience utilisateur plus qu'autre chose.

Pourtant, l'intégration par Apple et Google du temps d'écran permet aux utilisateurs de prendre conscience d'une utilisation trop importante de son smartphone et de certaines applications…

Bien sûr, mais ce ne sont pas les gouvernements qui ont poussé ces entreprises à intégrer ces fonctionnalités. Elles ont pris elles-mêmes cette initiative car elles ont compris que c'était une demande de leurs clients. Des milliers d'applications permettant d'afficher le temps d'écran sur son smartphone existent. Apple et Google ont simplement rendu cette fonctionnalité gratuite au sein de leur système d'exploitation car elle était réclamée par leurs utilisateurs.

Ce fut la même chose avec les constructeurs automobiles il y a quelques années. Ces entreprises vendaient déjà des véhicules équipés de ceintures de sécurité bien avant que le législateur ne les rende obligatoire. Pourquoi ? Parce qu'elles avaient compris que leurs clients appréciaient de rouler dans des voitures sécurisées et qu'elles pourraient en vendre davantage. Ce n'est pas dans l'intérêt de Google et d'Apple de nous rendre complètement accrocs à leurs produits jusqu'au burn-out. Personne n'aime être addict à quoi que ce soit. Demandez donc aux fumeurs s'ils ne regrettent pas d'avoir commencé à fumer ou s'ils souhaitent voir leurs enfants fumer.

Nous devrions donc avoir confiance dans l'éthique de ces grandes entreprises de la tech ?

"Devons-nous dire à Netflix de produire des contenus de moins bonne qualité ?"

Je ne dis pas que les gouvernements n'ont pas un rôle à jouer dans certains cas, par exemple en cas d'interférence dans une élection ou pour garantir la liberté d'expression en mettant en place certaines règles, etc. D'ailleurs, sur certains de ces sujets, ces grandes entreprises attendent elles-mêmes des clarifications de la part du législateur. Pour autant, je ne crois pas que la solution soit de demander à ces entreprises de développer des produits moins engageants. Faut-il imposer à Apple de développer des produits moins simples à utiliser ? Devons-nous dire à Netflix de produire des contenus de moins bonne qualité ? Je crois que personne ne le souhaite et de toute façon les législateurs n'auraient aucun moyen de le faire. Les grandes entreprises du Web savent que c'est dans leur intérêt de bâtir une relation saine entre leurs clients et leurs produits. Car si, nous, utilisateurs, sentons que nous devenons accros à ces produits, nous finirons par les délaisser.

Dans votre dernier ouvrage "Imperturbable" (Talent Editions, 2020), vous distillez quelques conseils pour lutter contre les distractions. Vous insistez sur le fait que nous ne serions pas si impuissants que cela face à la technologie ?

Ce n'est pas comme si ces technologies contrôlaient votre cerveau ne vous laissant aucune possibilité de vous défendre. En réalité, nous sommes impuissants seulement si nous le pensons. C'est la même chose pour l'alcoolisme : des études ont montré que le critère déterminant dans la réussite d'un ancien alcoolique à rester sobre n'était pas lié à une dépendance physique mais dans le fait de croire ou non en sa capacité de modifier son comportement. Mais le fait est que beaucoup de personnes se tournent vers les gouvernements pour demander plus de protection au lieu de se demander ce qu'elles pourraient faire par elles-mêmes. Il est plus facile de réclamer de l'aide au législateur plutôt que de prendre soi-même quelques actions simples, comme désactiver les notifications, prévoir des plages horaires quotidiennes pour l'utilisation de certaines applications, etc. Tout cela relève pourtant du bon sens.

Nir Eyal est connu pour être l'auteur du bestseller "Hooked : comment créer un produit ou service qui ancre des habitudes" (Eyrolles) publié en 2014. Il a également été professeur de marketing à l'université de Stanford. Avant cela, il avait cofondé et vendu deux entreprises dans le secteur du numérique. Il est également business angel et a investi dans des start-up telles que Canva, Product Hunt, Eventbrite et Kahoot. En 2020, il publie un nouvel ouvrage intitulé "Imperturbable : Comment s'affranchir des distractions du monde numérique et rester maître de sa vie" (Talent Editions).