Dans la voiture autonome, Uber joue sa survie au ralenti

Dans la voiture autonome, Uber joue sa survie au ralenti Après un accident mortel en 2018, Uber a revu sa stratégie de conduite autonome. Moins pressée et solitaire, elle reste cruciale : pour le groupe, la technologie est autant une menace existentielle qu'une opportunité.

Une nuit de mars 2018, les défis du véhicule autonome ont pris une tournure très concrète pour Uber. Ce soir-là, une piétonne traverse une route mal éclairée de Tempe, en banlieue de Phoenix (Arizona). Sur cette route se trouve une voiture du programme de conduite autonome d'Uber, supervisée par une opératrice de sécurité. A l'approche de la piétonne, la voiture ne détecte aucun obstacle et continue sur sa lancée, comme si la route était déserte. L'opératrice de sécurité, qui avait le nez sur son téléphone, se rend compte du danger et freine, mais trop tard. La piétonne est percutée et succombe à ses blessures à l'hôpital. Après cet accident, soldé par une conciliation avec la famille, Uber s'est vu retirer plusieurs autorisations d'expérimentations aux Etats-Unis et a mis en pause le reste de ses tests pendant neuf mois.

Pour Uber, la voiture autonome a toujours représenté une menace existentielle. Son ancien PDG et cofondateur Travis Kalanick était hanté par l'idée d'être dépassé par Google et sa filiale de voiture autonome Waymo, pionnière du secteur. "Si nous ne sommes pas premier ex-aequo, alors le premier sortira un réseau de VTC bien moins cher ou d'une bien meilleure qualité que celui d'Uber, et Uber n'aura plus de raison d'être," s'inquiétait-il en 2016. Pour rattraper son retard, Uber a embauché en masse et tenté de développer ce nouveau service avec la même agressivité que lors de l'expansion mondiale de son offre VTC. Mais la start-up a fini par se rendre compte que la voiture autonome était encore un champ de recherche fondamentale aux enjeux autrement plus complexes que ceux d'une appli de mise en relation.

Conduite manuelle et circuits

Finie l'urgence. Désormais, Uber prend son temps, assure Noah Zych, directeur de la sécurité d'Uber Advanced Technologies Group (ATG), la division R&D du VTC. Le numéro deux du programme de conduite autonome d'Uber a détaillé au JDN sa nouvelle stratégie. Un peu plus d'un an après l'accident, les tests sur route ouverte ont repris, mais avec une flotte "beaucoup plus petite" et un mode opératoire moins ambitieux. "Nos véhicules roulent en mode autonome à Pittsburgh et en mode manuel à San Francisco et Toronto", précise-t-il. En mode manuel, les opérateurs de sécurité conduisent eux-mêmes la voiture durant tout le trajet, mais avec le logiciel de conduite autonome en toile de fond qui collecte des données et simule toutes les décisions qu'il aurait prises s'il avait eu les commandes du véhicule. "Nous avons transformé notre manière d'expérimenter", explique Noah Zych. "Nous essayons d'avancer un maximum avec des tests manuels en ville, des simulations par ordinateur et en mode autonome sur circuits. Un petit nombre de tests en mode autonome sur routes ouvertes nous permet de vérifier ce que nous avons développé sur une base théorique."

"Notre système est désormais plus prudent et s'arrête au lieu de continuer à avancer à pleine vitesse dans l'incertitude"

Plus de mille personnes travaillent sur la voiture autonome chez Uber, et elles n'ont pas chômé pendant ces mois hors de l'espace public. Après l'accident, l'entreprise a réalisé des audits internes et externes afin de déterminer ce qu'elle avait besoin d'améliorer. Côté technique, il s'agissait principalement de changer la manière qu'avaient les véhicules d'appréhender l'inconnu. Après l'accident, Uber a en effet été accusé d'avoir privilégié le confort de conduite, en programmant ses voitures de manière à éviter qu'elles s'arrêtent trop souvent en cas de doute, les faux positifs étant fréquents. "Notre système est désormais plus prudent et s'arrête au lieu de continuer à avancer à pleine vitesse dans l'incertitude", confirme Noah Zych. Uber affirme aussi avoir réduit le temps de réaction de ses véhicules, sans donner de proportions ou de temps, ainsi que ses capacités de détection des obstacles.

Côté opérationnel, Uber a mis en place des mécanismes pour éviter les défaillances de ses superviseurs. Avec des entraînements à la détection de la fatigue, une limitation du nombre d'heures d'opération, ainsi que des systèmes de détection de la fatigue et de l'inattention par analyse vidéo grâce à des caméras placées dans les véhicules. Une politique a même été mise en place afin de permettre aux employés fatigués de réaliser d'autres tâches, assure l'entreprise.

Intégration progressive

Mais il faudra bien s'y remettre sérieusement un jour. Uber ne donne pour l'instant pas d'échéance pour une reprise à plus grand échelle de ses expérimentations. L'entreprise ne se dit pas intéressée par le lancement de pilotes commerciaux, dans un pique à peine voilée à ses concurrents Waymo et Cruise, qui prévoient de le faire cette année. "Il s'agit de faire atteindre la maturité à cette technologie afin qu'elle soit utile à nos clients. Un petit lancement commercial utilisable seulement par une poignée de personnes et qui ne peut pas passer à l'échelle pour des usages plus larges n'est pas une priorité pour nous", balaie Noah Zych.

Une façon pour Uber de rappeler qu'il possède déjà un vaste réseau de transport, contrairement à ses concurrents dans la voiture autonome. Sa stratégie : introduire des courses en véhicule autonome sur son réseau dans des endroits qui continueront d'être desservis par des VTC traditionnels, puis augmenter petit à petit la part de courses sans chauffeur à mesure que la technologie y progressera. Des progrès qui seront jaugés à l'échelle locale, et même "trajet par trajet", assure Noah Zych.

Si Uber semble avoir adopté une approche plus prudente du véhicule autonome, l'entreprise n'a rien abandonné de ses ambitions. Car le développement d'un service de véhicule autonome est bien plus important pour elle que pour Google ou les constructeurs, qui y voient une diversification : le transport de personnes est déjà le cœur de métier d'Uber.

Uber devient chauffeur

Dans un hypothétique futur où les véhicules autonomes pourraient opérer correctement en ville, le potentiel d'augmentation du chiffre d'affaires pour Uber serait vertigineux. Car l'entreprise ne capte aujourd'hui qu'une minorité (entre 20 et 25%) de l'argent généré par ses courses, le reste allant aux chauffeurs. Elle a ainsi généré plus de 50 milliards de dollars de volumes de commandes (Uber Eats inclus) en 2018, mais en a retiré "seulement" 11 milliards de dollars de chiffre d'affaires.

En l'absence d'un chauffeur, ce ne serait plus un quart, mais la totalité des revenus d'une course qui reviendrait à Uber. De quoi augmenter ses marges et financer une baisse massive des prix. L'entreprise devra cependant faire face à de nouveaux coûts importants, comme la gestion de sa propre flotte de véhicules, la R&D dans sa technologie de conduite, ainsi que le financement de systèmes de supervision à distance et d'infrastructures connectées. Les coûts de R&D d'ATG, principalement centrés sur la voiture autonome, s'élèvent à 457 millions de dollars en 2018.

Uber a besoin de réduire ces dépenses, car l'entreprise devra déjà faire accepter par la Bourse des investissements et pertes massives sur des marchés plus importants à court terme (le VTC classique et Uber Eats). Afin d'y arriver, Uber développe une approche de plus en plus partenariale. Entamée dès 2016 avec Volvo, cette stratégie s'est accélérée avec l'ouverture du capital d'ATG, permettant à des grands groupes d'investir directement dans le programme de conduite autonome d'Uber afin de profiter de ses avancées. Toyota a investi 500 millions de dollars dans ATG en août 2018, avant d'y ajouter 300 millions en avril 2019 dans le cadre d'un tour de table à un milliard de dollars mené par son compatriote japonais Softbank, le plus gros actionnaire d'Uber, aux côtés de l'équipementier Denso, lui-aussi nippon. ATG disposera même bientôt de son propre conseil d'administration, auquel siégeront Toyota et Softbank. Prudence, lenteur et rationalité financière : la voiture autonome aurait-elle transformé la start-up Uber en un grand groupe ?