Gram, une ICO en or… ou en plomb ?

Gram, une ICO en or… ou en plomb ? La teneur du projet et les montants engagés exorbitants font que même les investisseurs ne savent pas vraiment à quoi s'attendre.

C'est l'histoire de TON (pour Telegram Open Network), la nouvelle blockchain que veut mettre sur pied Pavel Durov, le développeur russe à l'origine, avec son frère Nikolaï, de Telegram, l'application de messagerie chiffrée aux 180 millions d'utilisateurs. Et si le conteur tient ses promesses, cette histoire a des chances d'être belle. Notamment pour les investisseurs qui ont soutenu le projet, à savoir créer une cryptomonnaie de masse, utilisée par le grand public pour les paiements de tous les jours. Pour ce faire, l'entrepreneur prévoit de bâtir "une plateforme multi-blockchain flexible, capable de traiter des millions de transactions par seconde", peut-on lire dans le white paper livré en décembre dernier, contre une dizaine seulement pour les blockchain existantes.

"Echanger de la monnaie cryptée sur un réseau crypté deviendrait possible"

"D'autres crypto-monnaies cherchent à s'imposer comme le coin de référence, mais l'avantage de TON, c'est qu'il sera construit dans une application qui sert à communiquer", souligne Jean-David Benichou, président-fondateur de la société Via.io. Des portefeuilles TON, légers, seront intégrés à l'application Telegram, permettant à ses millions d'utilisateurs de stocker leurs fonds de manière sécurisée et d'être les seuls détenteurs des clés de chiffrement correspondantes. "La finalité est tellement subversive que c'en est troublant, reconnaît Pierre Paperon, fondateurs de Solid, société de conseil en technologies Blockchain. Echanger de la monnaie cryptée sur un réseau crypté deviendrait possible. Il y a un peu de pousse au crime naturel derrière."

Pour financer ses ambitions, Telegram a choisi de passer par la voie de l'ICO, avec un objectif initial de 1,2 milliard de dollars. 850 millions ont déjà été levés lors d'une pré-vente qui n'a duré que quelques semaines et à laquelle 81 investisseurs – des fonds, pour l'essentiel – ont participé. Une deuxième pré-vente s'apprête à débuter et le prix du token devrait tripler, passant de 0,37 dollar à 1,33 dollar, d'après Bloomberg. Au total, 2,55 milliards de dollars pourraient être levés, selon le journal russe Vedomosti.

Au total, 2,55 milliards de dollars pourraient être levés

En être ou pas, telle est la question. "C'est un produit taillé sur mesure pour les institutionnels qui sont arrivés tard sur le sujet des cryptomonnaies, qui se demandent s'ils n'ont pas raté le coche, comment faire pour investir et à qui donner son argent", commente Pierre Entremont, investisseur dans la société Otium Venture. "L'ICO autorise les paiements en monnaie fiduciaire, donc les acteurs qui ne comprennent pas comment tout ça fonctionne ont la possibilité de payer par virement."

Et ce n'est pas le seul attrait de l'opération, d'après le VC : "Les entrepreneurs qui portent ce projet sont brillants, expérimentés et très crédibles sur les sujets de décentralisation, puisque Pavel Durov, marqué par la confiscation par le Kremlin du réseau social qu'il avait fondé, Vkontakte, a choisi de décentraliser Telegram dès le début, en dispatchant les morceaux de son entreprise dans 5 pays différents. Et le discours qu'ils tiennent aux investisseurs est enthousiasmant. Ils leur disent qu'il va y avoir un krach, que plus personne ne parlera de blockchain pendant un certain temps qu'ils mettront, eux, à profit pour continuer à travailler grâce à tout l'argent qu'ils auront levé, et qu'ils seront prêts, quand la blockchain renaîtra de ses cendres, à devenir l'équivalent d'Amazon pendant la bulle

"A part Benchmark et Sequoia, peu de professionnels de l'industrie ont investi. C'est un truc de nouveaux arrivants"

En dépit de tous ces arguments favorables, Otium Venture ne s'est pas positionné. "Le ticket d'entrée était fixé à 20 millions de dollars. Avec un zéro en moins, je l'aurais envisagé. Mais avec cette valorisation, on n'est plus du tout dans la rationalité, justifie Pierre Entremont. Donc à part Benchmark et Sequoia, peu de professionnels de l'industrie ont investi. C'est un truc de nouveaux arrivants. D'ailleurs personne n'a vraiment compris pourquoi Sequoia y est allé. Peut-être qu'ils ont eu un meilleur deal… Ça reste un investissement seed. Pour que ça vaille le coup, il faut envisager de pouvoir faire fois 100. Donc si l'investissement porte sur une valorisation de 7 milliards, ce qui est le cas d'après moi, il faut atteindre une valorisation de 700 milliards. C'est-à-dire 1,5 fois plus que l'ensemble du marché actuel des cryptomonnaies. C'est donc un pari long terme et risqué. Le seul moyen pour que ce soit un bon investissement, c'est que dans 10 ans, Internet ne s'appelle plus Internet mais Telegram."

"Le seul moyen pour que ce soit un bon investissement, c'est que dans 10 ans, Internet ne s'appelle plus Internet mais Telegram"

C'est précisément là où Pavel Durov et sa suite veulent en venir : "En plus des paiements pour tous les actifs digitaux et physiques vendus par les particuliers dans l'écosystème Telegram et sur d'autres projets intégrés avec TON, les Grams seront utilisés comme […] moyen de paiement pour des services fournis par des app conçues sur la plateforme (TON Services), le stockage sécurisé des données de manière décentralisée (TON Storage), l'enregistrement des noms de domaine basés sur la blockchain (TON DNS), l'hébergement des sites TON (TON WWW), la confidentialité de l'identité et des adresses IP (TON Proxy), le contournement de la censure imposée par les FAI locaux (TON Proxy)", détaille le document d'informations publié en fin d'année dernière. Le lancement de l'offre TON Services est même prévu au 2e trimestre 2019, d'après la feuille de route qu'il contient.

Des paroles, des paroles mais… "Aucune ligne de code n'a encore été écrite. Au-delà du super entrepreneur et de la belle proposition de valeur qu'il leur a faite, la plupart des investisseurs ont encore une idée assez floue de ce dans quoi ils ont investi", déplore Pierre Entremont, que le niveau des fonds levés interroge également. "Quels sont les projets qui ont besoin de 800 millions ou 1,5 milliard pour démarrer ? A part la construction de ponts ou autres grosses infrastructures, je ne vois pas ! Ça laisse tout le monde perplexe. Sachant qu'en plus, il s'agit d'un projet décentralisé. Donc certes les développeurs qui maitrisent la technologie coûtent cher, mais une fois que l'infrastructure est créée, ça coûte moins cher qu'une infrastructure centralisée."

"Ce qui est sûr, c'est qu'il faut s'attendre à quelque chose de gros"

Si le pédigrée de Pavel Durov, qui a le don de convaincre toutes les personnes qu'il rencontre en meeting, rapporte Pierre Entremont, a été largement détaillé, on ne croule pas non plus sur les informations concernant le reste des équipes de Telegram. Tout juste sait-on, grâce au white paper toujours, qu'elle est composée de 15 développeurs, "sélectionnés parmi des milliers de prétendants au cours des dix dernières années". Pour faire partie de l'aventure, précise le document, chacun des membres actuels a dû soit remporter l'un des plus prestigieux concours mondiaux de programmation, soit s'illustrer lors de l'une des compétitions nationales de codage multiniveaux organisées par le fondateur de Telegram en personne. "L'ICO de Telegram est un OVNI, une ICO volante non identifiée, ponctue Pierre Paperon. Ce sera un vrai succès en termes de levée. Pavel Durov dispose de tout le background pour dire que c'est un game changer. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut s'attendre à quelque chose de gros."