Suscribe with Google, un nouveau pacte faustien pour les journaux français ?
Le géant américain propose aux médias français d'installer une fonctionnalité permettant à leurs lecteurs de s'abonner en un clic. Un vrai accélérateur d'abonnements… qui n'est pas sans risques.
Du nouveau dans cette telenovela qu'est la relation entre Google et la presse française. Une relation qui, à chaque nouvelle saison, confine un peu plus à la schizophrénie, avec des médias qui n'ont de cesse de dénoncer les dérives fiscales et sociétales d'un géant dont ils deviennent de plus en plus dépendants, qu'il s'agisse d'apport d'audience ou de financements. Vous avez aimé la première saison, durant laquelle Google attire la grande majorité des médias français dans ses filets (sa technologie Google Ad Manager équipe 90% d'entre eux) au point de les coincer dans une impasse lorsqu'il change ses règles en matière de monétisation ? Vous allez adorer la suite, qui voit le géant américain s'inviter dans un nouveau pan du business model des médias français : le payant. Ou plus précisément l'abonnement numérique. C'est la nouvelle marotte de tous ces patrons de presse qui ont, à la faveur de la crise du coronavirus, (re)découvert la fragilité du modèle publicitaire et les vertus du payant. Qu'il s'agisse du pionnier en la matière, Le Monde, qui compte aujourd'hui plus de 350 000 abonnés numériques (en hausse de 60 % sur un an) ou du petit dernier, Paris Match, qui prévoit de lancer une offre dédiée cette année.
"Tous les médias qui ont une stratégie payante sur le Web vont installer Suscribe with Google d'ici le mois de juin"
Google propose à tout ce petit monde d'intégrer au cœur de leurs sites Web une nouvelle fonctionnalité baptisée "Suscribe with Google" (SWG). L'outil permet à un utilisateur qui dispose d'un compte Google de s'abonner au média partenaire par ce biais. C'est-à-dire sans friction car SWG renseigne automatiquement ses informations de connexion, qu'il s'agisse de ses nom et prénom ou de ses coordonnées bancaires, si celles-ci sont déjà associées à son compte Google. Des informations qu'il transmet ensuite au média partenaire. Seuls Le Monde et La Voix du Nord, qui n'ont pas répondu à nos questions, ont déjà installé la fonctionnalité. Mais Le Figaro, Le Parisien et Libération vont selon nos informations le faire d'ici quelques semaines. Et ils sont loin d'être les seuls. "Tous les médias qui ont une stratégie payante sur le Web vont y passer d'ici le mois de juin", prévient un patron de presse qui préfère rester anonyme.
Une commission de 5%
"Le but c'est de retrouver sur le Web cette expérience d'inscription extrêmement fluide que l'on a déjà in-app", justifie Bertrand Gié, directeur du pôle news du Figaro. Faites vous-même le test, il suffit d'un clic (ou presque) pour s'abonner au Figaro depuis son application, les intégrations entre les différents services d'authentification et de paiement d'Apple ou de Google (selon votre OS) se chargeant du reste. A contrario, le processus est fastidieux sur le Web où il faut renseigner soi-même la plupart de ses informations et, un à un, les numéros de sa carte bleu. Une friction de taille qui explique sans doute pourquoi, chez bien des médias, l'application est aujourd'hui le premier levier de recrutement. Et quand on sait que l'audience Web d'un site comme Le Figaro flirte avec les 160 millions de visites mensuelles, contre 30 millions pour l'application, on comprend mieux que ce dernier se dise qu'il y a mieux à faire sur son environnement numéro 1 en matière de trafic.
Pour certains comme Le Monde, le deal s'accompagne d'une contribution financière de Google pour chaque abonnement généré via SWG
Recourir à SWG, c'est donc, pour tous ces médias, la garantie de rendre l'expérience d'abonnement beaucoup plus simple pour les utilisateurs qui disposent d'un compte Google en France. On ne connait pas leur nombre exact mais on peut assurer, sans risquer de se tromper, qu'ils sont bien plusieurs millions en France. Coût de l'opération : 5% du montant de l'abonnement payé. Une commission que Google justifie par les frais de fonctionnement de son outil. Pas indolore pour la marge des médias français mais pas insurmontable non plus. D'autant que pour certains comme Le Monde, le deal s'accompagne d'une contribution financière de Google pour chaque abonnement généré via SWG. De quoi permettre au quotidien du soir d'offrir trois mois gratuits ou 50% la première année à ses lecteurs, selon les offres d'abonnement, Google payant la différence. Dernière couche de ce mille-feuilles financier, il est également prévu que la commission prélevée par Google sur les achats in-app, et notamment les abonnements, réalisés au sein de l'univers Android baisse de 30 à 15%.
Cerise sur le gâteau, SWG offre une belle visibilité aux éditeurs qui ont installé la fonctionnalité, grâce à la présence dans les résultats de recherche de Google d'un encart qui leur est réservé. Lorsque quelqu'un qui s'est abonné au Monde via SWG tape une requête comme "covid" dans Google, il verra apparaître, juste en bas du carrousel "A la Une", un espace baptisé "Source : vos abonnements". Cet espace intègre tous les articles du quotidien, en lien avec cette thématique. "On considère que l'abonnement est un indicateur fort de l'intérêt que porte l'utilisateur à un média et on estime qu'il est donc pertinent de faciliter l'accès à ces contenus", justifie un porte-parole de Google. Le moteur de recherche assure que cet emplacement dédié permet aux médias partenaires de générer 25% de clics en plus par article chez les abonnés SWG par rapport aux utilisateurs lambda. Son apparition est, selon des tests effectués par le JDN (nous nous sommes abonnés au Monde via SwG), loin d'être systématique. Il apparait bien pour des requêtes très compétitives comme "covid" ou "AstraZeneca" mais pas pour "atlanta", par exemple. L'impact sur les audiences et le bon référencement des papiers concernés reste, dans tous les cas, évident.
Forcément alléchant pour les bénéficiaires… et inquiétant pour les autres, qui sont nombreux. Car l'utilisation du service SWG se fait généralement dans le cadre des accords noués entre Google et l'Association de la presse d'information générale (APIG) au titre du droit voisin. Un accord qui déchire la presse française car il ne concerne pas tout le monde. Le Syndicat de la presse en ligne (Spiil) appelait d'ailleurs les régulateurs à examiner en détail les accords commerciaux conclus pour l'utilisation du service SWG, pour qu'ils s'assurent qu'ils ne constituent pas un complément de rémunération au titre des droits voisins qui ne seraient offerts qu'à certains éditeurs. "C'est vrai que cette modification de l'interface pour les utilisateurs est un sujet sensible et une possible distorsion de concurrence vis-à-vis de ceux qui n'ont pas SWG", reconnait l'un des futurs bénéficiaires. Sans doute conscient de cet aléas, Google a ouvert la porte à d'autres médias que les titres IPG. L'Américain discute notamment avec L'Equipe et Lagardère News (Paris Match, Europe 1 et le Journal du Dimanche). Les titres gratuits en seront, eux, pour leurs frais...
"Nous voulons aider les éditeurs dans leur transformation digitale, en leur proposant des outils qui leur permettent d'engager leurs lecteurs de nouvelles manières, tout en développant de nouvelles lignes de revenus et en élargissant leur base d'abonnés", assure Google au JDN. L'intention est louable… Mais elle pose aussi question quand on sait à quel point les médias français sont déjà dépendants du géant américain sur le volet publicitaire. Baser leur stratégie de recrutement d'abonnés sur cette fonctionnalité de Google, c'est aussi prendre le risque de resserrer un petit peu plus l'emprise que l'Américain exerce sur eux. A titre d'exemple, 30% des nouveaux abonnés au Monde passent par cette fonctionnalité aujourd'hui, confiait en début d'année le dirigeant du quotidien, Louis Dreyfus, à Mind Media. "L'épisode Presstalis a montré les limites du modèle de diffusion du print qui est très dépendant d'un distributeur. Ce n'est donc pas idéal de s'adosser à un Gafa pour le volet numérique", estime un concurrent du Monde. Surtout quand il n'a aucun scrupule à changer les règles du jeu du jour au lendemain. En témoigne sa décision de bloquer le trafic publicitaire dépourvu du consentement au tracking des utilisateurs, qui a mis bien des éditeurs français dans une impasse.
"On passe notre temps à se plaindre de Google et à la première offre un peu sympa, on saute dans leurs bras"
"Qu'est ce qui se passera si un jour Google annonce à tout ce petit monde qu'il met fin à la fonctionnalité ? C'est simple, on risque de tout perdre", prévient un patron réticent à nouer ce pacte faustien. On peut également s'interroger sur le signal envoyé aux lecteurs qui bénéficient, comme c'est le cas au Monde, d'un tarif à prix cassé les premiers mois ou la première année. Alors que la presse a toutes les peines du monde à leur faire comprendre que l'information de qualité à un coût, cette subvention Google n'est-elle pas un mauvais signal envoyé aux lecteurs ? Quel sera leur comportement quand, après une année à demi-tarif, ils devront payer plein pot ? "On se pose la question des risques que représente cette offre à prix cassé dans notre stratégie tarifaire", reconnait un patron de presse. Pour tous, il faut trouver un juste équilibre entre l'envie de recruter un maximum de monde et la nécessité de préserver le revenu par utilisateur (ARPU).
"Bien sûr que SWG est un super accélérateur de prise d'abonnements et que c'est idéal pour tous ces médias qui veulent pouvoir communiquer les plus gros chiffres de diffusion possibles, analyse un éditeur. Mais on passe notre temps à se plaindre de Google et à la première offre un peu sympa, on saute dans leurs bras." Beaucoup partagent ce constat, sans pour autant oser le dire publiquement ou passer leur tour lorsque Google toque à leur porte. "2020 a été une année très compliquée économiquement, c'est impossible de refuser un outil comme SWG qui va être un véritable accélérateur de business", justifie l'un d'entre eux. Un de ses concurrents, tout aussi pragmatique, assure que la bataille de la distribution de l'information est de toute façon déjà perdue face aux plateformes. "Moi, ma principale crainte, ce n'est pas que Google récupère des informations liées à mes abonnés, il les a déjà ! C'est plutôt de n'avoir aucune base d'utilisateurs sur le numérique, aucun lien avec mes lecteurs alors qu'on nous annonce la fin des cookies tiers. Et là-dessus Google peut m'aider." Reste à savoir jusqu'à quand…