Me Fayrouze Masmi-Dazi (Dazi Avocats) "La décision de la CJUE concernant la loi sur le contrôle des contenus illicites en Autriche met en péril les lois françaises de régulation du numérique"

La CJUE a donné raison à Google, Meta et TikTok sur le fait qu'un Etat membre ne peut pas leur imposer des mesures de contrôles générales s'il n'est pas le pays de leur siège social. Une décision lourde de conséquences.

JDN. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a donné raison à Google, Meta et TikTok, qui contestaient une loi autrichienne leur imposant des mécanismes de vérification de contenus potentiellement illicites. Comment analysez-vous cette décision ?

Me Fayrouze Masmi-Dazi. © Dazi Avocats

Me Fayrouze Masmi-Dazi. Cette décision est très surprenante parce qu'elle replace au centre de la régulation numérique des plateformes à l'heure de l'IA une directive ancienne (la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000, ndlr) datant d'une époque où Facebook n'existait pas et dont il a été maintes fois question de la remanier sans succès. C'est donc un pied de nez à l'évolution que nous avons connue au cours des 23 dernières années et un rappel de la part des grandes plateformes technologiques qu'elles ne laissent jamais rien au hasard.

Si cette décision ménage la régulation numérique européenne telle qu'elle ressort du DMA et du DSA, elle peut entraîner des répercussions importantes sur les Etats membres, dont la France, car ce qui a été sanctionné, c'est la capacité d'un Etat membre à prendre des mesures plus restrictives que la directive de 2000 vis-à-vis des plateformes numériques sur le terrain de la lutte contre les contenus illicites.

Cette directive pose un principe très proche de celui de l'autorité cheffe de file en matière de privacy – celui du pays d'origine où l'activité de la plateforme trouve sa source en Europe. Une plateforme fournissant des services de la société de l'information doit être pilotée par la loi et l'autorité du pays où se trouve son siège, sauf dérogation dans des conditions strictes, nécessaires et proportionnées qui doivent être analysées au cas par cas.

Cela va forcer tous les Etats membres à s'interroger sur la compatibilité de certaines de leurs lois existantes, et bien entendu sur la compatibilité de lois en projet. Sur le terrain de la régulation des plateformes et de leur rôle dans la lutte contre les contenus illicites, nous avons en droit français un schéma piloté par l'Arcom (l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ndlr) qui pourrait se trouver impacté par cette affaire alors qu'il fonctionne bien et ce même si la tâche est titanesque et que certains aspects de cette régulation sont encore en voie de développement, par exemple la lutte contre le piratage illicite des contenus écrits.

Cela revient-il à dire que la sanction à tout manquement au contrôle du partage illicite de contenus par les plateformes en question, où qu'ils aient lieu au sein de l'UE, relève par défaut des autorités irlandaises ?

Oui et non. Ce qui est visé par la CJUE ce sont les restrictions supplémentaires prises par des Etats membres dans des lois nationales, qui n'auraient pas été notifiées conformément au processus prévu par la directive de 2000 et qui ne seraient ni strictement nécessaires ni proportionnées. La directive n'interdit pas totalement aux Etats membres de prendre des mesures dérogeant à la règle, mais cela doit suivre un certain processus d'information et de dialogue entre Etats membres et la Commission, et être ciblé. La Cour insiste sur un point – le caractère général et abstrait de la mesure autrichienne.

L'Irlande n'est pas automatiquement le pays d'origine, cela dépend du siège de l'entreprise en question. Lorsqu'elle l'est, c'est effectivement à elle de prendre des mesures vis-à-vis de ces plateformes.

Est-ce à déplorer ?

La Cour de Justice applique et interprète le droit tel qu'il est en vigueur au sein de l'Union et l'un des principes cardinaux est la confiance mutuelle entre les Etats membres. Le principe du pays d'origine présente des avantages de prévisibilité pour les entreprises, mais l'on identifie bien ses limites. Ce principe jugé central de la directive de 2000 n'est probablement plus en prise avec le développement du numérique à l'heure actuelle. Même le RGPD donne de l'espace à des mécanismes de coordination, d'échanges, à un board européen. Cette décision met en lumière combien il est nécessaire que les Etats membres se coordonnent pour concevoir et mettre en œuvre une régulation numérique cohérente dans son ensemble, en tenant compte du passé. 

La décision de la CJUE invalide-t-elle la loi autrichienne en question ?

Dans notre système juridique, lorsqu'une loi nationale enfreint une règle européenne, c'est cette dernière qui prévaut. Cela arrive relativement rarement car comme le contentieux devant la Cour en témoigne, la contrariété d'une loi ou d'un article d'une loi avec un texte européen s'apprécie au cas par cas.

En l'occurrence, dans le contentieux engagé par Google, Meta et TikTok qui a été tranché par la CJUE, l'argument de la contrariété entre la loi autrichienne et la directive a bien été invoqué pour faire échec à loi autrichienne. A ce stade, la réponse fournie par la Cour de Justice ne concerne que l'affaire qui lui a été soumise, les questions qui lui ont été posées, et dans le contexte d'un litige spécifique.

Quelles perspectives cette décision ouvre en France ?

L'examen de nos lois existantes nécessitera probablement d'aller au-delà du seul domaine de la lutte contre les contenus illicites pour s'assurer de la stabilité et de la cohérence du cadre applicable.

Au-delà des lois existantes, l'arrêt de la Cour force certainement l'examen du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (projet de loi SREN, ndlr) sous ce nouvel angle. Les auteurs de ce texte, adopté très largement par l'Assemblée nationale et qui passera en commission mixte paritaire pour l'adoption d'une version finale, seront sans doute obligés de tenir compte de cette décision afin de vérifier si les dispositifs de cette loi relèvent "de mesures à caractère général et abstrait s'appliquant indistinctement à tout prestataire d'une catégorie de services de la société de l'information".  

La même question se pose pour toutes les lois de régulation des plateformes adoptées ces dernières années en Allemagne par exemple en vue d'anticiper l'entrée en vigueur du règlement sur les marchés numériques (DMA) et de renforcer les attributions et outils des autorités nationales dans la lutte contre les abus de pouvoir de marché.

Tout est vraiment à déplorer dans cette décision ? A-t-elle des aspects positifs ?

Cette décision nous rappelle un état du droit avec ses richesses et ses contradictions. La loi vient rarement avant l'innovation, c'est pourquoi elle peut être appelée à changer pour mieux correspondre à un état de la société ou un état des marchés qui aurait été bouleversé.

La capacité des Européens à faire les examens que cette décision impose et prendre les mesures d'adaptation utiles aux niveaux national et européen ne fait aucun doute. Google, Meta et TikTok réunis ont mis le doigt sur une faille en Autriche, cela peut être le déclencheur d'une refonte de cette directive dans un sens plus aligné avec les enjeux actuels et la régulation numérique en prise avec ces enjeux.