OPA d'Altarea/Cogedim sur RueduCommerce : quelle création de valeur ?

Retour sur une OPA étonnante, qui a une logique vu sous un certain angle et constitue une très belle sortie, mais dont la création de valeur reste sans doute problématique.

Ça y est, la voilà l'OPA sur RueduCommerce, dont l'indépendance en tant que pure player m'apparaissait depuis assez longtemps comme une anomalie dans le paysage e-commerce !

Pionnier de l'Internet en France, au modèle qui devait encore faire ses preuves avec un chiffre d'affaires en baisse de 11% sur l'exercice 2010/2011, et encore en baisse de 10% sur son 1er trimestre fiscal 2011/2012, à la maigre rentabilité (bien moins de 1% du CA sur le précédent exercice), RueduCommerce avec ses 300M€ environ était un pure player de taille relativement petite comparée à un Amazon (50Mds$ au total et certainement plus de 1Mds€ en France aujourd'hui, ils ne communiquent pas sur ce dernier chiffre), à un Cdiscount (1,2Mds€) ou encore un Pixmania (plus de 1Mds€ également), ces deux derniers étant par ailleurs aujourd'hui des filiales de grands groupes de distribution (Casino et Dixons).
Moins puissant également qu'un Fnac.com ou un Darty.com qui, si ces deux enseignes réalisent un CA à peu près comparable sur le web (disons entre 300 et 400M€), jouissent d'une puissance d'achat largement supérieure en étant dix fois plus gros globalement avec leur réseau physique.

Dans ce monde hyper concurrentiel de l'e-commerce, où la règle de base du commerce s'applique parfaitement "plus on est gros, mieux on achète et meilleures sont les marges et plus fort est l'avantage concurrentiel", RueduCommerce ne me semblait pas avoir la taille critique pour résister sur la partie commerce pur.
Le virage fut donc pris, à l'instar d'Amazon et de sa marketplace ou d'autres, de faire une "Galerie", faisant ainsi profiter les autres e-commerçants de son trafic, moyennant commission. 
Et c'est justement cette activité "Galerie" qui attire aujourd'hui un acquéreur inattendu : le Groupe Alterea/Cogedim, promoteur immobilier qui gère entre autres des... centres commerciaux !
Atarea s'est entendu avec les deux co-fondateurs, Gauthier Picquart et Patrick Jacquemin, ainsi qu'Apax Partners, pour leur racheter leur titres et prendre ainsi 29% environ du capital, ce avant de lancer une OPA sur le reste du capital. Le public, mais également Jean-Charles Naouri (Casino, donc Cdiscount) qui s'était invité il y a 18 mois et avait pris 10% du capital sur la base de 5€ par action, n'a pas encore fait connaître sa réaction, mais je doute qu'il fasse de la surenchère.
En effet, l'offre d'Alterea est faite à un prix qui me paraît élevé : 100M€ de valorisation, 9€ par titre, soit un confortable premium de 50% sur le cours avant l'annonce. Après les maigres bénéfices 2010/2011 (1,2M€), RueduCommerce annonçait viser plus de 4M€ sur l'exercice 2011/2012 (finissant en mars prochain). Sur ces bases là, qui restent quand même à faire et qui dépendent fortement des résultats du très important trimestre en cours qui ne s'annonce pas flamboyant sur le plan macro, c'est tout de même 25 fois les bénéfices.

Sur le fond, quel est l'intérêt de l'acquéreur ? A vrai dire, si je vois parfaitement les motivations, je doute pour ma part assez fortement de la création de valeur.
La réalité est que les centres commerciaux voient leur trafic baisser, -1% en 2010 et sans doute le même chiffre en 2011, et constatent en parallèle que l'e-commerce prend 15% par an. De quoi aiguiser les appétits et donner envie de tirer parti de cette insolente croissance. De ce point de vue, c'est une logique que l'on peut comprendre.

Cependant, plusieurs points :
- Même si au global l'e-commerce est effectivement un canal de distribution en croissance insolente par rapport au retail physique dans son ensemble, cette croissance est loin d'être partagée par tous comme le montre la baisse du CA de RueduCommerce, mais aussi selon mes sources de Pixmania en France (entre 5 et 10% cette année). John Browett, le PDG de Dixons Retail, maison mère de Pixmania, ayant d'ailleurs publiquement avoué qu'ils avaient un problème avec leur "pure play".
- L'e-commerce reste une activité très difficile, voire souvent ingrate, avec des taux de rentabilité encore très faibles, notamment pour les grands acteurs généralistes. Si Amazon s'en sort honorablement (quoiqu'au dernier trimestre ce fut plus que décevant avec 0,6% seulement de taux de rentabilité), ils jouent dans une catégorie totalement à part, non seulement par leur taille - 50Mds$ de CA - mais aussi par leur modèle multiforme unique, incluant la vente de hardware propre (Kindle), de contenu digital, de web services, de puissante place de marché avec services logistiques, etc. Enfin, la réalité est que plus de 80% de leurs bénéfices ne provient sans doute pas de l'e-commerce pur et dur mais justement des autres activités de la place de marché, des web services, des ventes de contenu digital, etc.
- Si on cherche à approfondir l'analogie entre une place de marché virtuelle et un centre commercial, je ferais remarquer que ce dernier fonctionne quand il y a une ou plusieurs locomotives importantes, qui proposent une offre forte attirant les consommateurs. Sur RueduCommerce, je ne vois pas où est l'offre forte et la locomotive ! Au contraire d'Amazon, qui par ailleurs monitore de très près le ratio produits proposés directement vs via la place de marché.
- Quant aux éventuelles synergies entre Alterea, qui accueillent des enseignes dans ses centres commerciaux, et la Galerie de RueduCommerce, on peut en rêver, mais j'attends de voir bien concrètement où elles sont. Oui les enseignes doivent développer le multicanal, c'est autant une évidence qu'une nécessité, mais elles ont moult possibilités de le faire et je ne crois pas que la Galerie sera l'arme la plus efficace.

Alain Taravella, le fondateur et PDG de Cogedim, est un excellent entrepreneur qui a fait ses preuves. Il a annoncé que l'initiative était logique (au vu de la croissance du e-commerce) et que le risque était mesuré dans cette acquisition, ce qui est vrai vu la taille et les ressources de sa société. 
Mais j'interprète plutôt cela comme un "on y va et on verra bien, de toute façon il fallait bien qu'on fasse quelque chose en e-commerce, et vu notre taille on peut faire ce pari". Un pari, un acte de foi, plutôt qu'une conviction forte et un vision précise... Certes, et RueduCommerce restait le seul player indépendant de taille, et donc une proie potentielle, mais je ne suis simplement pas du tout convaincu que cela créera de la valeur pour les actionnaires de Cogedim.
Un acquéreur retailer, i.e. un Carrefour par exemple, voire même Jean-Charles Naouri (Casino/Cdiscount) qui l'a sûrement envisagé quand il a commencé à prendre 10% du capital de RueduCommerce durant l'été 2010, aurait sans doute été encore plus logique et créateur de valeur.
Les vendeurs, dont les fondateurs, Apax Partners, et peut-être demain Jean-Charles Naouri (via sa holding Parinvest) et la Financière de l’Échiquier (7% environ du capital de RueduCommerce), peuvent eux par contre se réjouir !

Bravo aux entrepreneurs Patrick Jacquemin et Gauthier Picquart en tout cas, même s'ils restent au capital en remettant des titres via un échange avec le holding d'acquisition, c'est une belle sortie pour eux.