Comment Shein a créé un monstre de la beauté grâce à la culture du dupe

Comment Shein a créé un monstre de la beauté grâce à la culture du dupe En répliquant à bas coût des best-sellers, Shein a fait de sa marque de maquillage Sheglam un phénomène chez les jeunes. Mais un retour de bâton judiciaire pourrait ne pas tarder…

Une réplique de l'huile à lèvres Dior à 2,50 euros, contre 44 euros pour le produit original, qui pourrait résister ? Certainement pas la génération Z, et Shein l'a bien compris. C'est avec cette stratégie que le géant chinois de l'ultra fast fashion s'est diversifié depuis 2021 avec sa marque de cosmétiques Sheglam.

Une opération réussie. En seulement trois ans et avec 12% de parts de marché en France, Shein est devenu le deuxième e-commerçant en termes de volume de ventes cosmétiques derrière Amazon, selon Foxintelligence. Faux ongles, rouge à lèvres, fond de teint, fard à joue… La catégorie beauté du pure player chinois propose des milliers de références avec des accessoires de la marque Shein (60%), du maquillage de sa marque Sheglam (38%) et des produits d'autres marques (2%).

 

Autre marqueur de ce succès fulgurant, Shein a été la marque de cosmétiques la plus vendue en ligne en volume entre le 1er janvier et le 21 juillet 2024 en France selon Foxintelligence. Sa seconde marque, Sheglam, occupe la 3e position, talonnée par le mastodonte L'Oréal Paris. Si la marque de maquillage venue de l'empire du Milieu bat des records de volume de ventes, sa part de marché en valeur atteint seulement 0,9%. Logique quand un produit Sheglam coûte en moyenne 2,5 euros, contre 12,1 euros pour le reste du marché (toujours selon Foxintelligence).

Comment Shein est-elle devenue leader en si peu de temps ? La marque n'est pas la première à vendre des cosmétiques à très bas prix, à l'instar d'Essence ou encore Makeup Revolution.

Sa marque de fabrique ? Le dupe

La raison de son succès tient en quatre lettres : dupe, raccourci de "duplicate". En d'autres termes, Sheglam réplique les bestsellers de marques tendance et les propose jusqu'à dix fois moins cher tout en promettant les mêmes bénéfices/effets. Pour le client, la ressemblance entre le dupe et le produit original est claire : les packagings, les teintes et la texture sont quasiment identiques.

"contrairement à Zara où les dupes sont des produits d'appel, ici la quasi-totalité des références sont des répliques"

Le dupe n'est ni nouveau, ni réservé aux cosmétiques. Mais "contrairement à Zara où les dupes sont des produits d'appel, ici la quasi-totalité des références sont des répliques", observe Xavier Guéant, directeur juridique de la Fédération des Entreprises de la Beauté (FEBEA). En effet, sur le site de Shein les exemples ne manquent pas : dupe du glossy balm de Hourglass, de la base Milk, du bronzer en stick de Fenty Beauty, du cooling water jelly tint de Milk ou encore de la palette contour de Nyx. Le point commun de tous ces produits ? Ce sont des bestsellers de marques tendance sur les réseaux sociaux, notamment TikTok. Le cooling water jelly tint de Milk comptabilise près d'une centaine de vidéos "test" francophones sur la plateforme.

"Les dupes ont toujours existé mais la pratique s'est fortement accélérée avec l'utilisation à grande échelle du marketing digital et des réseaux sociaux", confirme Yannick Franc, associé conseil, en charge du secteur retail chez Deloitte France. Pour Sheglam, le travail est prémâché. Le produit est déjà populaire et désirable, il reste à montrer qu'il existe une alternative à très bas prix. Pour cela, le pure player utilise ces mêmes plateformes sociales. "Les influenceurs vont citer à l'oral ou bien rendre visible explicitement à l'écran le produit d'une marque reconnue pour la promotion d'un autre qui est présenté comme un dupe", détaille Xavier Guéant. Pour illustrer cette stratégie, le JDN a répertorié six vidéos TikTok de créateurs comparant explicitement la base de maquillage de Milk avec son "dupe parfait" chez Sheglam. Certaines sont des collaborations commerciales tandis que d'autres sont à l'initiative des influenceurs eux-mêmes, mais toutes reprennent les mêmes codes visuels.

© TikTok / JDN

"Le marketing d'influence est très efficace pour attirer vos premiers clients. Mais il l'est moins pour dépasser 2 à 4% de parts de marché, analyse Sébastien Garcin, ancien directeur marketing de L'Oréal France. En revanche c'est un levier parfaitement adapté quand vous lancez un nouveau produit tous les quinze jours (à l'image de Shein, ndlr). Vous ne calculez plus votre part de marché sur un produit donné mais au global sur tout ce que vous avez lancé."

En orchestrant à la perfection cette stratégie marketing, Sheglam a su rapidement devenir une marque phare pour la génération Z. Auprès de cette population, son taux de pénétration s'élève à 10% selon Foxintelligence. "La vraie révolution est l'utilisation de la data à grande échelle pour cibler très précisément les futurs clients, complète Yannick Franc, associé chez Deloitte. Chose plus complexe pour les acteurs classiques qui ne sont pas des entreprises créées par la donnée pour la donnée". Autrement dit, la force de Sheglam réside dans une hyper segmentation via une multitude de micro-influenceurs diversifiés qui développent un lien de confiance avec leurs abonnés.

Avance technologique

Cette culture du dupe ne pourrait être un modèle économique si les capacités technologiques de Sheglam n'étaient pas hors normes. Un buzz TikTok s'éteignant en un battement de cils, réduire les cycles de production des produits cosmétiques pour respecter les échelles de temps des plateformes relève de la prouesse.  "Le moindre signal faible est identifié, produit à petite échelle avec une réactivité très forte pour pouvoir occuper le terrain puis lancer le marketing, détaille Yannick Franc. Si la demande est là, on enclenche à grande échelle".

"Le moindre signal faible est identifié, produit à petite échelle avec une réactivité très forte pour pouvoir occuper le terrain puis lancer le marketing"

L'ancien directeur marketing de L'Oréal admet volontiers l'avance technologique du géant chinois : "Il y a une capacité industrielle à produire le produit de maquillage mais il y a aussi une capacité industrielle à produire les contenus marketing. Ce sont des expertises qui se sont développées pour l'ultra fast fashion, qui ont été appliquées à l'univers de la cosmétique." Même s'il émet un doute sur le postulat établit par le consultant de Deloitte : "Quand j'étais chez L'Oréal en 2019, ce cycle de mise sur le marché durait 18 mois. Je n'ai jamais vu à l'œuvre un cycle ultra rapide de cet ordre-là et je ne suis pas certain d'y croire. Ils produisent forcément beaucoup trop, parce que même si on raccourcit très fortement les cycles industriels, je ne vois pas comment arriver à ces résultats s'il n'y a pas déjà un peu de production."

Bientôt des poursuites ?

Cette production ultra rapide permettant de lancer de nouvelles références toutes les deux semaines impacte l'industrie de la beauté toute entière. "Les dupes sont généralement de qualité assez faible, affirme Sébastien Garcin. Forcément cela nuit systématiquement à la catégorie dont le produit est inspiré" du fait des promesses non tenues. Un motif de mécontentement de plus pour les marques copiées, qui outre les parts de marché perdues voient par ricochet leur réputation abîmée.

Que peuvent faire ces dernières pour lutter contre le phénomène ? "Dire, directement ou via des influenceurs, 'ce produit est identique au Numéro 5 de Chanel', c'est franchir la ligne rouge. C'est de la contrefaçon", rappelle le directeur juridique de la FEBEA. Si Shein n'a jamais indiqué dans ses fiches produits qu'un produit était le dupe d'un autre, dans ses collaborations avec des influenceurs, les termes "dupe parfait" reviennent régulièrement accompagné d'une comparaison en vidéo.

Reste à savoir si la marque encourage les influenceurs à utiliser ses termes dans les contrats avec les créateurs de contenus. "A un moment donné, les coïncidences sont troublantes, commente Xavier Guéant de la FEBEA. Mais tant que vous n'avez pas la preuve, rien n'est possible, tout cela est rondement ficelé. Pour obtenir une preuve, il faut engager des procédures". Des acteurs ont déjà été condamnés pour des faits similaires, comme la marque de parfums Equivalenza, condamnée en janvier 2023 après qu'une vingtaine de marques aient porté plainte, collectivement et individuellement.

Interrogé sur d'éventuelles procédures contre Shein pour les dupes cosmétiques, le directeur juridique reste discret : "Oui, mais c'est compliqué d'en parler". Selon lui, le nombre de marques mobilisées est à peu près équivalent à celui du procès Equivalenza, mais "potentiellement, il pourrait y avoir plus de monde autour de la table". Le temps de la justice n'étant pas le même, des sanctions pourraient venir prochainement. D'ici là, les plus malins disparaîtront et les autres devront rendre des comptes.