Open data : les transporteurs craignent pour leurs secrets industriels
Les professionnels du transport public voient dans la loi pour une République numérique une menace pour leur savoir-faire en les forçant à ouvrir les codes sources de leurs logiciels internes.
Octobre 2018. Cette date est marquée d'une croix rouge sur le calendrier des collectivités territoriales françaises de plus de 3 500 habitants, qui devront d'ici là ouvrir leurs données conformément à la loi pour une République numérique entrée en vigueur en octobre 2016. Tout comme les données de leurs délégataires de service public. Au premier rang desquels les transporteurs qui, de par leur mission auprès du grand public, devront suivre la marche. "Nous sommes très favorables à l'open data cela car cela dynamise l'innovation et la compétitivité. Cela améliore donc le service final. Mais la loi est transverse à tous les métiers et ne prend pas en compte les spécificités du nôtre, notamment sur la protection de notre savoir-faire", s'inquiète Laurent Kocher, directeur exécutif marketing, innovation et services chez Keolis.
"La loi est transverse à tous les métiers et ne prend pas en compte les spécificités de celui de transporteur"
Le haut responsable craint notamment pour les codes sources des logiciels développés en interne. "Nous aurions souhaité que la loi soit plus documentée sur la propriété intellectuelle car a priori tous les codes sources de nos logiciels maison devraient être rendus publics. Une entreprise qui a beaucoup de moyens n'aurait alors qu'à mettre en place une équipe pour récupérer toutes nos compétences et venir nous concurrencer." Keolis pourrait alors accuser une perte significative de compétitivité : "Nous sommes dans un cadre très concurrentiel où les collectivités remettent systématiquement le contrat en jeu au bout de quelques années. Si nous perdons tout ou partie de notre secret industriel, cela nous mettrait en danger vis-à-vis de nos potentiels concurrents, et notamment des multinationales comme Google", avance Laurent Kocher.
Un constat partagé par son concurrent et compatriote Transdev : "Les juristes que nous avons interrogés nous indiquent que l'interprétation par le juge du secret industriel peut être très variable, ce qui crée une incertitude pour les entreprises. Nous aurions préféré un texte plus précis sur ce point", indique Yann Leriche, chief performance officer de la société. "À titre d'exemple, nos programmes de maintenance sont des documents que nous ne souhaitons pas rendre publics, mais communiquer simplement à notre autorité concédante", poursuit-il. Keolis et Transdev ont aussi développé des logiciels qui permettent d'optimiser les rotations de leurs conducteurs de bus, qu'ils ne veulent pas voir tomber dans les mains de compétiteurs.
"Les juristes que nous avons interrogés nous indiquent que l'interprétation par le juge du secret industriel peut être très variable"
Du côté de la Commission d'Accès aux Documents Administratifs (CADA), l'instance consultative et indépendante qui peut être saisie par des tiers ou des collectivités sur des questions concernant l'open data, le ton se veut rassurant. "De manière générale le législateur reprend la doctrine de la CADA dans la loi numérique. Il a consacré la consistance du secret commercial et industriel, incluant le secret des procédés, celui des informations économiques et commerciales et le secret des stratégies commerciales et industrielles. La loi a aussi explicitement confirmé qu'il fallait tenir compte du contexte de concurrence", affirme son président, Marc Dandelot.
La CADA assure par ailleurs avoir une idée précise de ce qui sera à publier. "Ce sont des documents qui, d'une part, concernent la relation du délégataire avec l'autorité publique délégante. Il s'agit dans ce cas des pièces du marché et de ses annexes, qui seront a priori communicables. Ils peuvent aussi, d'autre part, concerner la gestion du délégataire. Les parties qui touchent à la gestion privée du personnel ou la relation de droit privé avec les usagers n'auront, le plus souvent, pas le caractère de documents administratifs. Lorsque de tels documents seront qualifiés d'administratifs, parce qu'ils concernent des informations en lien direct avec l'exécution de la mission de service public, ils pourront éventuellement être couverts par le secret commercial et industriel."
"Les documents à publier sont ceux qui concernent la relation du délégataire avec l'autorité publique délégante et ceux concernent la gestion propre du délégataire"
La commission traitera les demandes au cas par cas, sachant que son jugement est dans la plupart des cas suivi par les autorités. "Nous n'avons pas de pouvoir contraignant à l'égard de l'administration, mais nos avis sont souvent considérés comme disant le droit. Le juge administratif, s'il est saisi, valide généralement l'avis de la CADA", précise son président. Elle a récemment donné raison à une entreprise qui vivait justement la situation redoutée par Keolis et Transdev. "Nous avons rendu très récemment un avis concernant un opérateur industriel et estimé que la façon de concevoir ses contrôles de qualité relevait du secret industriel et commercial. Au regard de l'orientation générale dégagée par la CADA dans d'autres affaires, nous considérons a priori les logiciels de maintenance des transporteurs comme couverts par le secret industriel. Ce qui pourrait nous faire rendre un avis contraire, c'est l'hypothèse où ce dispositif relèverait de normes dictées par l'autorité publique, et non de l'initiative stratégique de l'opérateur", affirme Marc Dandelot.
Le président de l'institution a aussi un autre exemple de donnée jugée non communicable visant à rassurer les transporteurs. "Les prix, seront a priori communicables si des règles de prix ont été validées par l'autorité de tutelle et qu'ils ont été fixés par rapport aux conditions d'exécution du service public. En revanche, les éléments sur les prix de revient et leur calcul seront considérés comme des informations couvertes par le secret des informations économiques et financières."