Face aux legaltechs, les éditeurs juridiques divisés sur la stratégie à adopter

Si certains d'entre-eux ont abordé le virage du numérique, en intégrant l'IA et l'open data à leurs solutions, d'autres au contraire semblent freiner des quatre fers, en dépit d'un discours de façade progressiste.

Les révolutions induites par les innovations numériques ont refaçonné nombre de secteurs d’activité. Certains, séculaires, comme celui du droit, ont cru échapper à cette mutation.  Jusqu'à ce que les legaltechs ne s’emparent du marché. Une déferlante face à laquelle les acteurs traditionnels ont le choix entre deux attitudes : résister ou s’adapter.

La naissance de formations dédiées, signe de la mutation profonde du secteur

S’il fallait ne retenir qu’un seul indice de la montée en puissance des legaltechs, sans doute la naissance de formations aux nouveaux métiers induits par cette disruption en serait-elle un bon.  Former, c’est préparer l’avenir. Un avenir qui, dans le Landerneau de l’édition juridique, si l’on en croit la propension des écoles et facultés à ajouter une corde legaltech à leur arc, appartient aux acteurs de cette petite révolution numérique.

Parmi les premières à aborder ce virage, l’université Paris II Panthéon-Assas s’est ainsi dotée, dès 2017, d’une formation sanctionnée par un diplôme universitaire (DU) intitulé "Transformation digitale du droit et legaltech". L’initiative vise à former des entrepreneurs sur le marché des legaltechs ou des chief digital officers (CDO) en cabinets d’avocats ou en directions juridiques. Au nombre des formations ayant essaimé ces dernières années, citons aussi l’offre legal tech Lawyer développée par Seraphin Formation à destination, je cite, des "juristes augmentés".

Pour Bruno Deffains, professeur de sciences économiques à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, la legaltech vient, non dénaturer le droit, mais accompagner le juriste dans l’exécution de ses tâches, afin de lui permettre de faire ce qu’on attend réellement de lui, "c’est à dire faire du droit et pas uniquement de l’administration et du paralégal". Le professeur d’ajouter : "l’intelligence artificielle permet aux professionnels du droit de se recentrer sur leur cœur de métier."

La formation, il en est également tous les ans question au sein du Village de la LegalTech, grand-messe réunissant les acteurs du secteur à la Cité des Sciences. Cette année encore, fin novembre, l’évènement a réuni 80 exposants et 150 legaltechs, certaines de ces start-up faisant désormais partie du paysage juridique français. La liste des "top sponsors" du Village de la LegalTech ne laisse pourtant pas apparaître que des noms de jeunes pousses. Wolters Kluwer, Lefebvre Sarrut ou encore LexisNexis, éditeurs juridiques installés de longue date, étaient également de la partie.

S’ils affichent ainsi un soutien officiel au boom des legaltechs, dans les faits, cette belle unité de façade n’est pourtant que cela : une façade. Tandis que certains de ces éditeurs sont bien décidés à ne pas se laisser ubériser, résolus à prendre le virage de l’open data et de l’intelligence artificielle (IA) pour proposer, eux-aussi, des innovations, d’autres freinent des quatre fers, brillant par leur franche hostilité à l’encontre de la disruption en cours.

Tous derrière les legaltechs, vraiment ?

Pour les éditeurs historiques, ayant longtemps régné en maîtres incontestés sur la donnée juridique, l’arrivée de start-up décidées à dépoussiérer le secteur n’a, on s’en doute, pas été bien perçue. De fait, ces nouveaux entrants, aspirant à rendre disponibles les décisions de justice aux justiciables et professionnels du droit en quelques clics, mais aussi à leur permettre d’y naviguer plus facilement, menacent ces maisons d’édition, jouissant jusqu'à présent d’une confortable situation d’oligopole. A marche forcée, certains de ces éditeurs, après s’être arcboutés sur leur rente, ont entamé leur mue digitale, ayant pris la décision de s’adapter plutôt que de résister à l’inéluctable.

C’est l’approche privilégiée par Lefebvre Sarrut. Le propriétaire des Éditions Francis Lefebvre, des Éditions Législatives et de Dalloz multiplie en effet les initiatives : signature, en avril 2019, d’un partenariat avec Etalab visant à accélérer l’ouverture des décisions de justice via le partage d’algorithmes d’IA permettant d’occulter des éléments identifiants (en masquant, par exemple, les noms et les prénoms qui figurent dans les décisions de justice) ; signature, en novembre 2019, en compagnie de Larcier Luxembourg, d’un partenariat avec le Parquet général du Luxembourg "visant l’évaluation d'algorithmes d'intelligence artificielle aux fins de l’anonymisation en masse de décisions judiciaires et de leur mise à disposition au public" ; ouverture d’un Lab Innovation notamment investi d’une "mission prospective sur l’évolution des pratiques des professions juridiques et fiscales" ; fréquentes prises de position pro-open data sur les réseaux sociaux, etc.

Un volontarisme dont on ne trouve pas vraiment trace chez Wolters Kluwer et LexisNexis, par exemple, ce dernier capitalisant toujours sur JurisData, la base de données ayant fait son succès initial, et semblant peu enclin à se tourner vers l’avenir.

Techwashing versus Open Innovation

Comment, dès lors, comprendre la participation de ces poids-lourds de l’édition juridique au Village de la LegalTech ? Faut-il y voir une forme de double discours, ces éditeurs épousant en public des avancées qu’ils récusent en coulisses ? Sans doute, oui. De là à leur faire un procès en techwashing, il n’y a qu’un pas. Autrement constructive est la démarche qui consiste, pour ces grands groupes, à investir dans la R&D, à entamer une réelle remise en question.

Comme l'a démontré le regretté professeur Clayton Christensen, décédé il y a peu, l'innovation de rupture ne peut être faite au sein d'un grand groupe, c'est pourquoi il faut créer des structures ad'hoc pour leur donner la liberté d'innover. C'est précisément cette méthode que Lefebvre Sarrut a appliquée en créant son Lab innovation. Ce dernier a d’ailleurs signé un partenariat avec Le Village by CA, "un écosystème où start-up et grands groupes coopèrent pour innover ensemble". Dans cette main tendue vers l’open innovation se trouve, sans doute, le salut de ces géants de l’édition juridique aux pieds d’argile.