Quand l'équipe Sarkozy refusait les services de Cambridge Analytica

Quand l'équipe Sarkozy refusait les services de Cambridge Analytica L'histoire est racontée par la lanceuse d'alerte Brittany Kaiser dans son livre. L'ex-salarié du cabinet de conseil britannique a participé à la rencontre. Extrait.

Dans son ouvrage "L'Affaire Cambridge Analytica", publié chez HarperCollins et qui vient de paraître en français, la lanceuse d'alerte Brittany Kaiser revient en détails sur son parcours au sein du cabinet de conseil et ce qui l'a amené à tirer la sonnette d'alarme. Parmi nombre d'anecdotes, elle y décrit une rencontre entre la société britannique et l'équipe de Nicolas Sarkozy en septembre 2015. Ce dernier se prépare alors à amorcer la campagne des primaires de la droite et du centre en vue de la présidentielle de 2017. Primaire finalement remportée par François Fillon. Brittany Kaiser participe directement à la rencontre aux côtés d'Alexander Nix, alors directeur général de Cambridge Analytica. Objectif : présenter les services de l'entreprise en matière d'analyse prédictive psychologique et comportementale au service du monde politique. Nous reprenons ici l'extrait de ce passage.

Bonnes feuilles :

"Alexander avait rencontré Nicolas Sarkozy en 2012, mais Sarkozy avait refusé son offre et avait perdu, à 3,2% près, face à François Hollande. Alexander voulait que l'équipe Sarkozy ne répète pas son erreur. Cette fois, il se présentait sous [...] l'étiquette "Les Républicains" : c'était un parti de centre droit, et il fallait préparer l'équipe. Les élections n'avaient lieu que dans deux ans, le délai semblait confortable, mais Alexander disait toujours qu'une élection peut être gagnée en six à neuf mois seulement quand on ne peut pas faire autrement et quand les conditions sont les bonnes. Deux ans, c'était une durée idéale pour planifier les choses.

Nous devions faire l'aller-retour dans la journée, en Eurostar. Nous sommes partis de bonne heure, et à midi Alexander faisait son pitch, dans un immeuble haussmannien du centre de Paris, dans une pièce très haute de plafond, aux murs recouverts de boiseries. Il s'exprimait devant des consultants en communication politique et commerciale avec lesquels nous espérions nouer un partenariat. Les Français avaient la quarantaine, ils étaient bien habillés et me paraissaient particulièrement attentifs.

Certains ont un peu décroché lors des passages techniques concernant l'analyse de données, mais les deux dirigeants du cabinet semblaient plus intéressés. Ils voulaient savoir comment CA obtenait ses données, comment nous les traitions, et comment nous procédions au microciblage. Mais, quand Alexander a terminé et a demandé s'il y avait des questions, silence de mort.

L'un des hommes s'est éclairci la gorge.

- Non, a-t-il dit. Ça ne marchera pas, tout simplement.

L'autre dirigeant a secoué la tête.

- C'est impossible. Les Français n'accepteront jamais ça.

Alexander était réellement intrigué.

- Parce que… ?

- À cause des données, bien sûr. Si les gens savaient qu'un candidat agit ainsi, ce serait la défaite garantie.

Alexander et moi, nous connaissions la législation française : dès lors que les utilisateurs acceptaient de partager leurs données, ils prenaient une décision consciente, informée et légale. Cela valait aussi pour la Grande-Bretagne.

- Nous ne sommes pas aux Etats-Unis, a dit l'un des hommes.

Non, en effet. Aux Etats-Unis, on ne demande pas leur avis aux utilisateurs et la collecte des données est autorisée par la loi sans aucune limite ; il y existe très peu de protections comparables à ce que l'on trouve en France et au Royaume-Uni.

Le sous-entendu était cependant clair : les Américains n'avaient pas le même bagage que les Européens. Comme les Allemands et bien d'autres habitants de l'Europe occidentale, les Français étaient bien plus sensibles, et on peut le comprendre, quant à l'utilisation des informations personnelles. La loi permettait de rassembler des données avec la permission des individus concernés, mais les cas avérés d'utilisation abusive de ces données étaient terrifiants.

Par leur collecte de données sur les Juifs et les Roms, les handicapés et les homosexuels, les nazis avaient rendu l'Holocauste à la fois possible et cruellement efficace. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et à l'aube de l'ère numérique, les législateurs européens s'étaient montrés stricts en matière de données, pour éviter qu'un phénomène semblable ne se reproduise. La confidentialité des données était un des principes sous-jacents de l'Union européenne, et des règles très claires limitaient le risque d'abus et de violation des droits de l'homme.

Nous savions tout cela, Alexander et moi, mais nous ne pensions pas que ces lois pourraient constituer un obstacle insurmontable en France ou ailleurs en Europe. Du moins, nous ne le pensions pas jusqu'à cet instant précis.

Alexander a tenté de persuader son auditoire que notre processus était transparent, parfaitement respectueux de la lettre et de l'esprit de la loi, et que, de nos jours, on restait à la traîne si l'on tentait de construire une campagne sans s'appuyer sur les données. Pourtant, les deux hommes n'en démordaient pas. Nous nous sommes séparés en bons termes, mais nous étions sous le choc, Alexander et moi. L'utilisation des données en politique nous semblait non pas scandaleuse mais inévitable."

Spécialiste des relations internationales et des droits de l'Homme, Brittany Kaiser est diplômée de l'université d'Edimbourg, du Birkbeck College de Londres et de l'université du Middlesex. Elle travaille pour Cambridge Analytica de février 2015 à janvier 2018 comme directrice du programme de développement avant de lancer l'alerte sur les agissements de son employeur. En mai 2018, moins de deux mois après l'explosion de l'affaire, le cabinet britannique annonce sa mise en faillite.