La dépendance des entreprises européennes aux Gafam est avant tout psychologique
L'Europe prend enfin conscience de l'importance de la souveraineté numérique. Pourtant, le passage aux actes est difficile. Ce blocage n'est pas seulement technologique, mais surtout psychologique.
Enfin ! La souveraineté numérique est sur toutes les lèvres. En conseils des ministres, dans les couloirs des DSI et jusque dans les délibérations municipales, chacun.e partage désormais la conviction que nos entreprises, nos organisations et nos administrations doivent reprendre leur pouvoir numérique. C’est-à-dire retrouver le choix des outils qu’elles utilisent (hébergement, logiciels métiers, services de messageries, plateformes RH…) et de leurs règles du jeu, ainsi que leur capacité à en contrôler l’accès et garantir la confidentialité de leurs données. Il en va de la résilience de notre économie dans un monde de plus en plus instable, mais aussi de notre souveraineté politique face au retour des empires, qui font du numérique un levier d’influence et de pression.
Le vrai piège : la résignation douce
Malheureusement, nous avons encore beaucoup de mal à passer de la volonté aux actes. Une récente étude Ipsos Digital le montre de manière éclatante. Si 78 % des décideurs européens affirment reconnaître l’importance des outils souverains pour l’indépendance stratégique de l’Europe, seuls 32 % en font un critère dans leurs décisions d’investissement. Ils seraient même 37% à encore ignorer où sont hébergées leurs données. Et parmi ceux qui le savent, 20% croient qu’elles sont moins fiables et 28% plus chères. Le bilan est sans appel : 80% des dépenses des entreprises pour des logiciels vont encore dans les poches d’acteurs non européens. Microsoft, Google ou encore Salesforce détiennent les clés d’une immense partie de notre vie économique, politique et sociale.
Nous sommes comme un fumeur qui voudrait arrêter de fumer, mais qui continue de s’acheter un paquet chaque matin. Cette résignation triste est le plus grand succès des Gafam, loin devant leurs innovations. Ils nous ont enfermé dans une prison qui est certes technologique – la dépendance à leur code – mais avant tout mentale, en nous faisant croire que sans eux la vie est ennuyeuse et impossible. Qu’aucune alternative crédible n’existe et qu’il est même trop tard pour en créer. A force d’intérioriser leur domination, nous la rendons inéluctable.
Et si on changeait notre logiciel mental ?
Mais il ne tient qu’à nous de sortir de cet état d’hypnose et d’ouvrir les yeux : les alternatives françaises et européennes sont bel et bien là ! Et c’est vrai pour presque tous nos besoins : la gestion de documents (Talkspirit, Whaller), l’hébergement (OVH, Scaleway) , la messagerie et les mails (Twake). Ces solutions sont robustes, souveraines et souvent moins chères. C’est d’ailleurs la contrainte du prix qui pousse généralement des entreprises à les découvrir, quand elles ne peuvent pas – ou plus – se payer les tarifs très élevés des logiciels et services proposés par les Gafam.
Une fois qu’on a écrasé sa dernière cigarette, comment ne pas replonger ? On conseille souvent aux fumeurs de hacker leur cerveau : par exemple en visualisant, à chaque fois qu’ils ont envie de tabac, l’argent qu’ils économisent en renonçant à fumer. De la même manière, la France et l’Europe doivent reconfigurer leur propre code mental, en s’émancipant des logiques industrielles et économiques véhiculées depuis des années par la Silicon Valley. Nous ne reprendrons pas notre souveraineté numérique en remplaçant Microsoft par un Microsoft européen… mais en créant un autre modèle qui nous ressemble ! Non pas un monopole qui fonctionne de manière opaque, mais un écosystème souverain et transparent, reposant sur des champions français et européens qui sont solidaires, complémentaires, interopérables. Chacun concrétisant la même vision : donner le choix à l’utilisateur plutôt que l’enfermer dans un fonctionnement qu’il ne comprend pas, A nous de bien jouer les cartes dont nous disposons déjà et de les faire passer à l’échelle.
Pour reconquérir notre souveraineté numérique, il nous faudra prendre des décisions politiques et industrielles majeures. Mais la mère de toutes les batailles est psychologique : nous devons d’abord la gagner dans nos têtes. Et nous y arriverons, car nous ne sommes pas seuls. La France compte 67 millions de citoyens et 3,8 millions d’entreprises. A-t-on déjà vu un plus grand club d’anciens fumeurs ?