Free ou l'histoire des pigeons à 25 millions d'euros

Pionnier de l'internet à domicile, Free n'a pas hésité à déployer les grands moyens pour promouvoir le lancement de son offre de téléphonie mobile, fondée sur des tarifs très attrayants, rompant avec les pratiques des opérateurs installés depuis de nombreuses années.

Le "show" à l'américaine de Xavier Niel, digne des "Keynotes" de feu Steve Jobs, a notamment été ponctué certains propos ouvertement provocateurs, qui avaient pour but de dénoncer une certaine rente de situation pour ses concurrents.
Lors de cette cérémonie de lancement, à la hauteur des ambitions commerciales de Free, certains noms d'animaux ont alors fusé (l'on se souvient en particulier des "pigeons" et "vaches à lait" censés représenter les clients des autres opérateurs) et d'aucuns en ont pris ombrage, en particulier Bouygues Télécom. Le troisième opérateur français n'a en effet guère apprécié les critiques de Free et a décidé d'assigner cette dernière pour dénigrement devant le Tribunal de commerce de Paris afin d'obtenir l'indemnisation du préjudice commercial qu'elle alléguait.

Il était notamment reproché à Free d'avoir employé des termes aussi ouvertement dévalorisants qu'"arnarque", "escroquerie", "racket" et autres joyeusetés du même genre. Bouygues Télécom avait fondé son action sur l'article 1382 du Code civil, siège de la responsabilité civile délictuelle.

En défense, Free faisait valoir de manière intéressante que l'action de son concurrent était mal fondée, puisque les termes employés relevaient, selon lui, de la diffamation et de la loi du 29 juillet 1881, de telle sorte que le Tribunal de commerce devait se déclarer matériellement incompétent, les délits de presse relevant de la compétence exclusive du Tribunal de grande instance.
Il est exact que la frontière entre le dénigrement et la diffamation est parfois difficile à cerner, mais la jurisprudence a déjà jugé que, lorsque la critique met en cause l'honneur et la considération d'un producteur ou d'un prestataire de services, l'action doit relever de la diffamation, notamment si la personnalité d'un commerçant, d'un industriel ou d'un professionnel est mise en cause (CA Paris, 22 avril 1980). Il a par exemple été jugé que l'affirmation selon laquelle un poissonnier serait "un danger public" est diffamatoire, car le fait d'imputer personnellement à un dirigeant d'une société un manque de probité expliquant des critiques sur la qualité ou la fraîcheur de ses produits porte atteinte à son honneur et à sa considération (Cass. crim., 24 sept. 1996).

Or, dès lors que des faits sont constitutifs du délit de diffamation, l'article 1382 du Code civil est inapplicable, les textes spéciaux l'emportant sur le texte général.

Cependant, en l'espèce, le Tribunal de commerce de Paris a opté pour une solution radicalement différente, en estimant que les propos critiqués en l'espèce ne relevaient pas de la diffamation mais du dénigrement : "les termes de 'escroquerie', 'arnarque', pour ne viser qu'eux, renvoient incontestablement à une critique des services et des offres proposés par Bouygues Télécom et tendent à jeter le discrédit sur ces offres et ces services, dans le but de promouvoir ses propres offres et de détourner la clientèle de ses concurrents".

De manière assez elliptique, le Tribunal semble donc considérer que ces propos ne sont pas de nature à porter atteinte à l'honneur et à la considération de Bouygues Télécom, alors même qu'il relève que cette dernière serait clairement identifiable sans être nommément désignée.
La solution n'est pas exempte de toute critique. Sur le fond non plus, d'ailleurs, car la condamnation prononcée par le Tribunal atteint des sommets : 25 millions d'euros à la charge de Free, dont 15 millions au titre du détournement de clientèle et 10 millions au titre de l'atteinte à l'image !
Selon le jugement, l'offre commerciale de Free ne serait en réalité pas comparable avec celle de Bouygues Télécom, qui propose des services plus complets (offres avec ou sans engagement, fourniture d'un terminal, service client, réseau de boutiques, etc.).
Il est toutefois à noter que le Tribunal a également condamné Bouygues Télécom sur le même fondement du dénigrement, car l'opérateur avait qualifié Free de "coucou" (c'est-à-dire ce petit oiseau qui vient faire son nid dans le nid des autres) et avait insisté sur le caractère prétendument "scandaleux" des offres de la société de Xavier Niel. La condamnation de Bouygues Télécom allège la note finale de 5 millions d'euros, ce qui n'est pas si mal…

Un appel dans cette affaire est plus que probable.