L’innovation inversée en devenir : le mobile banking de l’Afrique à l’Europe

Le mobile banking est un exemple d'innovation frugale en passe peut-être de devenir une innovation inversée en Europe. Retour sur une véritable innovation tant par l'usage que par la technologie.

Cinq des sept milliards de terriens utilisent la technologie mobile. Parmi les nombreux enjeux de développement auxquels elle répond, la question de la bancarisation et de l’accès aux structures financières pour les populations défavorisées est centrale. En Afrique, la population non bancarisée se sert de son téléphone portable pour effectuer ses opérations financières courantes.
Pour les opérateurs, c’est une source de revenus non négligeable. Si les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes sur le vieux continent où la technologie mobile, bastion de l’innovation, a depuis un temps noué des partenariats forts avec plusieurs secteurs, l’industrie des services financiers est optimiste quant à l’avenir du mobile comme vecteur d’innovation dans la fourniture de différents services.

L’histoire d’une rupture technologique en Afrique

Certains Africains paient désormais les factures d’eau et d’électricité, transfèrent de l’argent à des tiers ou encore achètent dans des boutiques ou magasins à travers le téléphone portable. Et tout cela simplement à partir de n’importe quel mobile, sans avoir besoin de compte bancaire. Plus besoin d’effectuer de longs déplacements coûteux, ni de passer plusieurs heures dans des files d’attente.
Les opérations de transfert et de paiement se font en deux minutes, le gain est confort et en temps est réel.
S’il faut citer une success story, c’est certainement celle du Kenya. Avec la solution de paiement M-Pesa, Safaricom, filiale de Vodafone au Kenya, est une référence en Afrique de l’Est et dispose d’une longueur d’avance sur ses concurrents. M-Pesa, représente plus de 16 millions d’utilisateurs actifs début 2013, et 650 millions de dollars de transaction chaque mois. Le client abonné dispose d’un e-compte dans sa carte SIM sur lequel il peut verser de l’argent, le recevoir ou le transférer à un tiers. Il n’a même pas besoin de savoir lire, simplement utiliser un téléphone portable.
Le secret de M-Pesa ? Un maillage de 50 000 agents répartis sur l’ensemble du territoire kenyan pour être au plus proche de la population, y compris rurale. Ces intermédiaires sont propriétaires d’une petite épicerie de proximité, revendeurs de mobiles, employés d’un corner dédié dans un cyber café. Ils ouvrent les comptes M-Pesa sur simple présentation d’une carte d’identité, et effectuent les dépôts et les retraits de cash. M-Kesho, un service complémentaire à M-Pesa, permet au client d’ouvrir un compte bancaire dans une banque traditionnelle à travers son mobile et de disposer des services de gestion sans jamais se rendre dans une agence bancaire.
Enfin, récemment, Safaricom a offert à ses clients M-Pesa la possibilité de payer des frais de scolarité, des factures (supermarchés, taxis…), d’effectuer des prêts sociaux ou encore de collecter des fonds.

Explosion du mobile et faiblesse de l’offre bancaire : les ingrédients du succès d’un bel exemple d’innovation frugale

Le boom de la téléphonie mobile, incontestablement, a fait le terreau du succès de M-Pesa au Kenya. En second, la simplicité et l’accessibilité des applications, couplées à de faibles coûts, sont des facteurs d’attractivité que l’on retrouve ailleurs. Car si l’Afrique de l’Est semble avoir ouvert la voie, le continent tout entier est truffé d’exemples qui illustrent l’effet de levier d’une faible bancarisation des populations sur l’essor des applications de mobile banking. En Egypte, où 10 % de la population possède un compte bancaire alors que le taux de pénétration du mobile est supérieur à 80 %, Mobinil et Vodafone respectivement ont lancé des applications avec BNP Paribas et la Banque de Développement du Logement. 
En Côte d’Ivoire, où le taux de bancarisation tombe à moins de 8 %, MTN et Orange se livrent une bataille acharnée. A Madagascar, Airtel, présent dans les coins les plus reculés au travers des bureaux de poste malgaches, se partage le territoire avec Orange, qui distribue sa solution Orange Money dans les épiceries. Orange Madagascar a d’ailleurs poussé l’innovation plus loin en proposant aux malgaches un système de rémunération de l’épargne. Car ce système « gagnant gagnant » agit aussi souvent sur le taux d’épargne de la population. Ainsi l’expérience kényane, où le taux de bancarisation a cru de 58 %, prouve que la technologie mobile peut faire décoller l’accès aux services financiers dans un pays en voie de développement.
C’est parce que l’inclusion économique et financière des personnes aux revenus modestes est un véritable enjeu de développement humain et économique pour les pays Africains que les institutions financières, à commencer par les régulateurs, sont souvent prêtes à jouer le jeu, comme au Nigeria, où la Banque centrale affiche son soutien en prenant le leadership de la pratique. En Afrique du Sud, où le taux de pénétration du mobile dépasse les 100 %, les banques commerciales ont été les moteurs de l’essor du paiement mobile en finançant des programmes qui permettent de faire du paiement mobile quel que soit le type de téléphone utilisé.
Selon l’Union Internationale des Telecoms (ITU), les organes de régulations de l’activité bancaire ont ainsi un rôle à jouer. Ils doivent redessiner les contours d’une régulation qui rend possible l’innovation, sans pour autant créer de déséquilibre au sein du système financier. Elles doivent également veiller à ne pas défavoriser certains organismes au profit d’autres, et ainsi entretenir une saine concurrence. 
En Afrique centrale, la régulation trop stricte est davantage favorable aux établissements bancaires, qui se voient seuls attribuer les licences.

Dans les pays développés, le ciel est gris pour les opérateurs : l’innovation inversée qui se fait attendre

A défaut des mêmes enjeux de développement, les pays développés partagent avec l’expérience africaine une vision des transactions monétaires qui est celle du 3ème millénaire : la dématérialisation de l’argent et des échanges. Car la société du monde développé est également celle de la transition en cours d’un système monétaire physique vers un système monétaire virtuel. A la différence notable que la densité et la qualité de l’offre bancaire et des établissement financiers au sens large y est telle que les opérateurs télécoms n’y ont pas vu la même opportunité de se substituer au réseau bancaire.
La technologie et l’Internet mobile jouant les mêmes rôles de catalyseurs, le volume des transactions sur terminal mobile explose. Pour autant, la place des opérateurs télécoms est encore marginale dans la chaine de valeur des services financiers mobiles. Ceux-ci cherchent à se positionner du côté des applications de paiement sans contact, terrain sur lequel ils disposent d’un avantage, étant fournisseurs de la carte SIM hôte de la technologie NFC (Near Field Contact) qui permet la communication avec le terminal du commerçant. Là encore pourtant, les banques et les systèmes de paiement tels Visa et Mastercard ont été les premiers à proposer leurs applications, suivis par des acteurs de l’Internet comme Google (Google Wallet), Twitter et Paypal, et, enfin, les opérateurs télécoms.
Le modèle du porte-monnaie électronique par exemple (Monéo en France) est proche de celui déployé sur le continent africain, en ce sens qu’il ne nécessite pas forcément de compte bancaire, et les opérateurs occidentaux pourraient tirer les leçons de leur expérience africaine pour développer des applications grand public séduisantes.
Mais des freins subsistent encore, ralentissant la progression des opérateurs sur ce terrain. En effet si la population est sur-bancarisée, il faut encore la convaincre, elle pour qui la transparence des paiements est une valeur clé, de la fiabilité du système. Côté marketing, les acteurs du paiement sans contact ont noué des partenariats forts et fidélisent leurs clients en leur proposant des promotions et des coupons. Mais pour tirer leur épingle du jeu, les opérateurs télécoms doivent frapper plus fort avec une proposition de valeur unique qui fera du mobile banking un concept incontournable. Sur le modèle africain du réseau « maillé » (ou agency banking), ils doivent chercher sans relâche à densifier le réseau de partenaires et pousser le régulateur à prendre part à la danse, afin que les organismes bancaires ne soient pas systématiquement favorisées. Enfin, les opérateurs doivent s’entendre avec les banques sur la création d’un véritable modèle de coopération, dans lequel chacun préserve son rôle initial sur la chaîne de valeur, qui encadre les innovations et les coûts des opérations, sans perdre de vue les bénéfices à apporter aux clients.
Le mobile paiement est l’exemple archétypal de l’innovation frugale qui a tout pour être l’exemple parfait de l’innovation inversée. Mais cet exemple illustre aussi la difficulté de la boucle retour. le cas d’usage dans les pays développés est encore à construire. Il y a fort à parier, cependant que l’histoire peut s’accélérer. Considéré il y a trois ans comme « exotique » par les responsables européens des banques de détails, le mobile paiement est aujourd’hui regardé par ces mêmes personnes  comme une opportunité d’avenir. L’inversion a commencé


Jean-Michel Huet, Directeur Associé Emerging Market chez BearingPoint, Diane de Pompignan, Manager, Mathilde Noé, Senior Consultante, Anne-Sophie Oster, senior consultante