Sylvain Justier (Magenta) "La Commission européenne et Google redoutent une procédure longue et coûteuse"

Spécialiste du droit de la concurrence, Sylvain Justier revient sur la proposition que vient de faire Bruxelles à Google pour éviter une procédure pour abus de position dominante. Analyse.

Que pensez-vous de l'initiative de Joaquin Almunia qui vient d'envoyer un courrier à Eric Schmidt, l'enjoignant "à prendre des mesures dans les prochaines semaines." Faut-il y voir un aveu de faiblesse de la Commission qui tente une dernière fois de régler la situation à l'amiable ?

Cette action de la Commission européenne ne me surprend pas plus que ça. Il faut savoir que toute Autorité de la concurrence a la possibilité de clore une enquête sans sanctionner, si elle considère que la société mise en cause a les moyens d'offrir les engagements suffisants pour résoudre son infraction. L'objectif d'un organe de ce genre n'est pas de sanctionner à tout prix mais de mettre un terme à une situation préjudiciable à la libre-concurrence. Or tant que le contentieux n'est pas résolu, rien n'impose à la société incriminée de modifier son comportement. Poursuivre la procédure avec une mise en accusation, c'est donc prendre le risque de ne pas pouvoir résoudre la situation avant un certain temps.

L'objectif de la Commission est de mettre un terme à cette atteinte à la libre-concurrence

Toutefois, ce qui me surprend vraiment dans ce cas précis, c'est la publicité faite par Joaquin Almunia autour de sa proposition à Google. Déjà, il faut savoir qu'en temps normal, ce sont plutôt les entreprises qui se rapprochent d'elles-mêmes de l'autorité de la concurrence pour essayer de solutionner le problème à l'amiable, en présentant des engagements qu'elles estiment justes. Ce n'est ici pas le cas et le plan médiatique important qui a accompagné cette annonce, avec une conférence de presse de  Joaquin Almunia, détonne d'autant plus.

Que faut-il penser de ce coup médiatique ?

Ce genre de situation s'assimile à un véritable poker menteur au cours duquel chacun veut faire pencher la balance en sa faveur. Doit-on y voir un aveu de faiblesse de la Commission qui tente un ultime coup de bluff via la pression médiatique ? Est-ce plutôt la crainte d'une procédure longue, ponctuée d'appels, qui a motivé l'initiative de la Commission ? Difficile à dire tant que l'on n'est pas dans les secrets du dossier. Une chose est sûre, les enjeux financiers sont considérables. La Commission compte peut-être sur un arbitrage de Google en faveur d'un accord à l'amiable, le géant de l'Internet pourrait être effrayé par d'éventuelles sanctions ; celles-ci pouvant aller jusqu'à 10% du chiffre d'affaires annuel consolidé de l'entreprise dans les textes, même si par le passé, les amendes ont plutôt oscillé entre 1 et 1,5%. Ramené au chiffre d'affaires de Google ce pourcentage avoisine le milliard d'euros.

Peut-on imaginer Google accepter la main tendue par la Commission européenne ?

Tout est envisageable. J'en veux pour preuve une affaire qui date de 2010, lorsque la société française Navx, qui conçoit et commercialise des bases de données de localisation des radars routiers pour GPS, avait saisi l'Autorité de la Concurrence pour contester la fermeture soudaine de son compte AdWords par Google. En cause, le manque de transparence de la part de Google qui avait supprimé ledit compte au motif que la publicité pour les avertisseurs de radars et bases de données contrevenait à sa politique de contenus, sans pour autant appliquer une telle règle à d'autres comptes. Google s'était alors engagé à réintégrer le compte de Navx et revoir sa politique en la matière.

Oui mais la procédure concerne cette fois un outil hautement stratégique pour Google, l'algorithme de son moteur de recherche dont la société préserve le secret jalousement...

Effectivement, alors que dans le cas de Navx le grief portait sur l'application des règles d'un service, on veut aujourd'hui toucher à l'algorithme de Google, lequel favoriserait ses propres moteurs de recherche verticaux. Autrement dit le cœur du service de la société. La situation est donc beaucoup plus complexe. Autant on peut penser que Google n'aura pas de mal à transiger sur les reproches qui lui sont faits concernant son service publicitaire, autant on a du mal à imaginer Google faire des concessions sur son algorithme.

La balle est désormais dans le cas de Google.

Toujours est-il que la balle est à présent dans le camp de Google, lequel a désormais deux options : s'engager de manière formelle à remédier à la situation ou rejeter toutes les accusations en bloc. Si elle considère qu'elle n'est pas coupable, la société va décliner la proposition et la procédure suivra son cour, jusqu'à l'écriture d'un acte d'accusation par la Commission européenne. S'en suivra un débat en contentieux classique, durant lequel Google accèdera au dossier et se défendra. La Commission européenne pourra alors prendre les éventuelles sanctions qui s'imposent. Et Google pourra faire appel. Bref, une procédure longue et coûteuse qui prolongerait un peu plus le statu quo,ce que Google comme la Commission redoutent.

Et si Google acceptait de prendre des engagements ?

Dans ce cas, la société les présentera à la Commission européenne qui procèdera ensuite à une consultation publique auprès d'acteurs du secteur : plaignants, experts, internautes... Ces derniers enverront leur avis à la Commission. Dans la majorité des cas, tous y trouveront à redire. C'est au regard de ces réactions et des engagements de Google que la Commission devra prendre une décision. Soit, elle considère que les mesures sont satisfaisantes et la situation s'arrête là, soit elle propose de nouvelles modifications et la balle revient dans le camp de Google. Si la société refuse, on retombe dans le schéma précédent, avec acte d'accusation formalisé. Selon les scénarios, la situation peut donc se résoudre rapidement ou durer encore de long mois...

Sylvain Justier est associé du cabinet d'avocats Magenta qu'il a fondé avec Vincent Jaunet. Il a débuté sa carrière en 2001 au sein de l'équipe Concurrence du Cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre dont il est devenu manager en 2006. En 2007, il a rejoint le cabinet White&Case LLP avant de le quitter deux ans plus tard, pour se lancer dans l'aventure entrepreneuriale.