Les lois fondamentales de la stupidité humaine : l'ovni littéraire de Cipolla
Publié par les Presses Universitaires de France," Les lois fondamentales de la stupidité humaine" délivrent une réflexion mi-figue, mi-raisin, non pas sur les ravages de la cupidité ou du mal, mais sur le fléau méconnu et trop souvent sous-estimé de la bêtise.
Curieux destin que celui des lois fondamentales. L'ouvrage est publié une première fois en 1976 non pas dans le pays de l'auteur mais aux Etats-Unis et en anglais.
Il faut attendre 12 ans pour que le livre soit traduit en Italien. Et encore 14 ans pour
qu'il paraisse enfin en français alors
même qu'entre-temps l'ouvrage est devenu un best seller et que Cipolla est amoureux de la France et admirateur de Fernand Braudel.
A cela sans doute une seule raison : Les lois
fondamentales tranchent avec tout ce que ce spécialiste reconnu de l’histoire économique, universitaire italien et professeur à Berkeley, a écrit par ailleurs de sérieux et d'aride. Ici pas d’analyse statistique et technique des
mutations économiques ou démographiques. Pas de pavé non plus. Et de nuances,
encore moins. En soixante pages seulement, Cipolla divise l’humanité en
quatre grandes catégories : les intelligents, les bandits, les
crétins et les stupides sur la base d’un double concept perdant/gagnant.
Ce qui, à l'échelon de la société, donne le résultat suivant :
- les intelligents pratiquent des relations gagnant/gagnant,
- les
bandits jouent gagnant/perdant,
- les
crétins jouent perdant/gagnant,
- les stupides jouent perdant/perdant.
Le stupide ne se manipule pas
Le sujet est traité sur un ton
burlesque mais il se veut sérieux car, insiste l’auteur, le pouvoir de
nuisance des stupides est trop souvent sous-estimé. Et pour cause : leur comportement heurte la pensée rationnelle. Que certains - en l'occurrence les crétins - échouent
systématiquement est une chose. Mais que beaucoup s’emploient systématiquement
à faire aussi échouer les autres, voilà qui peut sembler étonnant. Mais, pour Carlo M. Cipolla c’est un fait : les gens stupides
existent. On n’y peut rien. On doit s’en protéger et si possible les empêcher
de nuire.
Il serait d'ailleurs bien plus absurde de penser les transformer et… encore plus stupide d'imaginer profiter de leur bêtise :
« On espère toujours manipuler
l'être stupide, et d'ailleurs on y parvient jusqu'à un certain point. Mais, en
raison du côté erratique de leur comportement, on ne peut prévoir toutes les
actions et réactions des gens stupides et on se retrouve très vite pulvérisé
par les décisions imprévisibles de l'associé stupide. »
Le stupide est d’autant plus nuisible quand il a du pouvoir
Le comportement absurde du Stupide pourrait n’avoir que des conséquences marginales si la stupidité n’était, de l’avis de C.-M. Cipolla, la chose la mieux partagée du monde, y compris chez les plus diplômés : « Parmi les bureaucrates, les généraux, les hommes politiques et les chefs d'Etat, on trouve sans peine de superbes exemples d'individus fondamentalement stupides dont la faculté de nuire est ou a été rendue beaucoup plus redoutable par la position de pouvoir qu'ils occupent ou occupaient. » On retrouve ici ce mépris paradoxal de Carlo M. Cipolla pour les catégories intellectuelles qui lui fait par exemple soutenir dans Instruction et développement (paru en 1969) que le progrès scientifique tient moins aux «col blancs» improductifs qu'à l’alphabétisation des artisans.
Le stupide l’est par nature
Par le ton et par le sujet, le livre pourrait s’inscrire dans la lignée des grands pamphlets si C.-M. Cipolla s’appuyait sur des exemples concrets. En choisissant au contraire de rester à un niveau général et théorique, l’auteur rend sa démonstration difficilement attaquable mais aussi plus obscure. Certaines questions, pourtant essentielles, restent ainsi sans réponse. Si on peut facilement admettre l'importance numérique et le pouvoir de nuisance des stupides, qui sont-ils concrètement ? Sur quels sujets de prédilection exercent-ils leur stupidité ? Pourquoi s’acharnent-t-ils à perdre et à faire perdre ? Comment les reconnaître ? Les distinguer des Crétins ? Sont-ils systématiquement négatifs ? Ont-ils l'habitude d'être déprimés, aigris et jaloux ? Se retranchant une fois pour toute derrière la fatalité de la génétique, C.-M. Cipolla n'en dit rien.
Le stupide abuse toujours le crétin
De même, l’auteur ne s’attarde
pas sur les relations que les quatre catégories peuvent établir entre elles. Il
ne dit pas si l’Intelligent peut durablement échanger avec le Crétin,
si le Stupide doit avancer masquer pour réussir à berner le Bandit ou si
le Bandit a une quelconque chance de duper l’Intelligent. Seule une équation
semble à peu près sûre : « Les
crétins (...) ignorent en général à quel point les gens stupides sont
dangereux. Rien d'étonnant à cela : ce n'est qu'un signe de plus de leur crétinerie. »
Bien sûr, le
titre de cet essai semblera quelque peu prétentieux. On pourra également
contester qu’il existe des « gens » stupides ou intelligents pour
défendre l’idée moins politiquement incorrecte et peut être plus réaliste de
« comportements » intelligents ou stupides. Mais en donnant
toute sa place à l’irrationalité dans le jeu social et en résumant les
relations interpersonnelles à quelques combinaisons, C.-M. Cipolla ouvre
indéniablement des pistes de réflexion tout en donnant une dimension
ludique inattendue à une problématique à la lisière de la philosophie, de
l’économie et de la sociologie. C’est dire si ce livre mérite d’être lu.