L’injonction paradoxale ou le changement comme manipulation

L’injonction paradoxale ? On en parle beaucoup, mais qui sait de quoi il s’agit ? Voici une introduction à l’une des techniques les plus anciennes de conduite du changement. Elle a beaucoup fait pour sa mauvaise réputation.

« Si tu ne fais pas tes devoirs, tu n’auras pas de dessert. » Voilà l’enfance de toute manipulation. Obtenir ce que l’on veut d’une personne sans appel à son libre arbitre. Bienvenue sur les terres de l’injonction paradoxale.

Un mécanisme diabolique

Injonction paradoxale ? Placer une personne entre deux obligations contradictoires. L’une est consciente, l’autre non. Toute la puissance de la technique vient de cette partie inconsciente. En jouant sur elle, on court-circuite le libre arbitre de la personne. On obtient d’elle ce qu’elle ne « veut » pas faire.
Pour cela, on utilise ce à quoi une personne tient le plus. Par exemple son sens de l’honneur, l’amour qu’elle éprouve pour vous, le respect qu’elle doit à ses parents, sa peur de la mort, des souris ou de perdre son emploi…
1984, d’Orwell, parle d’injonction paradoxale. Elle est consubstantielle au totalitarisme. En particulier, le totalitarisme exige qu’on l’aime spontanément !
Ce qui équivaut à faire disjoncter notre raison. Et à nous transformer en machine.

Obtenir l’impossible

Un avocat m’a parlé du cas suivant. On demande à un manager d’augmenter la rentabilité de son unité par réduction de coûts. Impossible de refuser, sous peine (implicite) de perdre son emploi ou d’être mal noté. Plus il fait d’économies, plus les choses empirent. Épuisement à la tâche, et suicide.
L’injonction paradoxale rend possible de demander l’impossible. Depuis Enron, elle fait des merveilles pour l’entreprise.
Quelle est la motivation de l’acte héroïque ? L’équipe, vous disent les militaires. Enron pensait différemment. Pour cette société, la performance était individuelle. Et, pour stimuler cette performance, il fallait licencier le bas de son classement.
Le mur de Berlin venait de tomber. L’économie de marché prenait possession du monde. Enron était son unité avancée. Pendant 10 ans, Enron a fait l’admiration des universitaires. Et une faillite frauduleuse. Ce qui n’a pas été le cas de ses techniques de stimulation. On les a adaptées. La peur du licenciement n’était pas nécessaire. N’importe quelle punition dégradante a le même effet. C’est ainsi qu’elles se sont répandues en Europe, où le licenciement est mal vu.
Est-ce pour cela que l’on parle maintenant de « souffrance au travail » ? Et de suicides ? Alors que durant les trente glorieuses on trouvait le travail ennuyeux ?

La responsabilité, antidote à l’injonction paradoxale

Pas plus qu’Enron, un régime gouverné par la terreur n’est durable. L’injonction paradoxale n’a qu’un temps. A moins de vouloir faire une fortune rapide, cette technique n’est pas recommandée.
En outre, elle peut être involontaire. Un subalterne peut mal interpréter ce qu’on attend de lui. Et se tuer à la tâche par erreur. Ce qui vaudra des ennuis à son chef. Danger, donc. Et attention. Notre crise se prête à l’injonction paradoxale. Car elle nous pousse à demander l’impossible.

Comment éviter l’injonction paradoxale ? Responsabilité

Quand on donne des ordres, être responsable, c’est s’assurer que ce que l’on demande est possible. Si ce n’est pas le cas, il faut chercher une autre façon de faire, aussi efficace et moins dangereuse. Quand on reçoit des ordres, être responsable, c’est s’assurer que l’on est capable de faire ce qui est demandé.  C’est dire comment on va s’y prendre et de quels moyens on a besoin pour cela.

Et l’on peut faire d’une pierre deux coups. C’est le contrat (écrit ou non). Chacun s’engage dans le projet, en connaissance de cause. Il est responsable.

Que retenir ?

L’idée clé ici est celle de contrat. Ne jamais s’engager dans quoi que ce soit sans savoir précisément comment réussir. Attention au tacite. Il tue.
Et un exercice, pour finir. Qui nous a appris à aimer les desserts, les cadeaux, l’argent, les jeux vidéo ou la télévision ? Quelle était son intention, à votre avis ?

Références

  • L’histoire d’ENRON : EICHENWALD, Kurt, Conspiracy of Fools: A True Story, Broadway Books, 2005.
  • L’injonction paradoxale s’appelle « double bind » en anglais depuis qu’elle a été étudiée par Gregory Bateson. Il en a fait une cause de schizophrénie. BATESON, Gregory, Steps to an Ecology of Mind (Morale and National Character), The University of Chicago Press, 2000.
  • Aimer le totalitarisme : WATZLAWICK, Paul, Les cheveux du baron de Münchhausen, Seuil, 1991.