Du changement dans l'économie du libre

Avec l’arrivée des nouveaux éditeurs, le métier de la prestation Open Source est en pleine mutation. Le modèle historique, basé sur l’offre de support perd de sa pertinence. Quel avenir pour les sociétés de services centrées sur ce segment ?

Produits Open Source commerciaux
 
Ces dernières années ont vu un changement majeur dans les modèles économiques de l'Open Source. A côté de l'Open Source communautaire, ou issu des grandes fondations, est apparu l'Open Source commercial. Des éditeurs de plus en plus nombreux choisissent de diffuser leurs logiciels sous licence Open Source. A tous égards ou presque, ces éditeurs d'un nouveau genre ressemblent aux éditeurs de logiciels propriétaires.

Ils sont dirigés non par des hackers géniaux mais par des cadres transfuges de chez Oracle ou SAP, ils lèvent des millions, ils débauchent des architectes de haut vol, ils investissent quelques dizaines d'années/homme dans la réalisation de leurs produits, ils dépensent abondamment en marketing, et dans la création d'un réseau de partenaires. A tous points de vue, ils sont dans la démarche des éditeurs propriétaires. Tous ? Sauf un. Leur produit est diffusé sous licence Open Source.

Pourquoi ?
 
En réalité, l'éditeur Open Source commercial n'est pas un concept nouveau. On sait que le modèle a été pour beaucoup élaboré et validé par MySql à partir de 2000. Mais ces dernières années ont vu une extraordinaire accélération. eZ publish, Talend, Pentaho, OpenBravo, OpenERP, Nuxeo, Alfresco...

Pourquoi un nombre croissant d'éditeurs choisissent-ils ce modèle ? En premier lieu parce que c'est devenu le seul moyen de casser la muraille des oligopoles pour faire naître un produit nouveau, et le faire connaître du monde entier en quelques mois.  En second lieu, parce que quelques success stories ont montré que l'on pouvait construire un modèle gagnant sur l'Open Source. Enfin, parce que c'est le moyen de construire son produit en assemblant des composants de haut niveau prêts à l'emploi, sous licence GPL.

Faut-il s'en réjouir ? Est-ce une bonne chose pour l'Open Source ? 
 
L'immense socle Open Source communautaire reste plus vivace que jamais. Mais la part de l'Open Source commercial est incontestablement en augmentation. Faut-il y voir un dévoiement de l'Open Source et de ses valeurs fondatrices ?  Il est probable que nombre de ces nouveaux acteurs se préoccupent plus de cash flow que de liberté, et les petites lignes de leurs contrats ne sont pas toujours inspirées des valeurs humanistes. 

Pour certains, les acteurs économiques de l'Open Source seront toujours suspectes, qu'ils soient éditeurs ou prestataires d'ailleurs.   Mais ici, comme Richard Stallman l'avait analysé il y a 20 ans déjà, ce qui compte vraiment, c'est la licence ;  peu importent les motivations de l'éditeur, du moment que le code est bien libre. Et c'est bien le cas, puisqu'une majorité de ces nouveaux acteurs choisissent la licence GPL, qui a le mérite d'être sans ambiguïté. 

Et les prestataires, alors ?  

Ce changement du côté de l'offre de produits logiciels Open Source amène également un changement du côté des prestataires. 

En France, le modèle de la SSLL, Société de services en logiciel libre, s'est construit en premier lieu sur une offre d'expertise et de support des logiciels libres.   On sait que le support communautaire faisait peur aux entreprises, tant par son absence de contractualisation, que par la multiplicité de ses intervenants. Le besoin d'un interlocuteur responsable était manifeste, et les premières SSLL se sont posées en intermédiaires, assurant le support de niveaux 1 et 2 sur une diversité de composants, et gérant le niveau 3 en coordination avec les différentes communautés. 

Or aujourd'hui, une part croissante des composants provient de ces nouveaux éditeurs Open Source. Le support de leurs produits étant la base de leur business model, ils voient d'un très mauvais oeil ces prestataires qui voudraient leur prendre leur gagne pain. De plus, indépendamment de l'aspect business, ils ont évidemment une capacité et une légitimité supérieures à corriger leurs propres bugs. Et pour que les choses soient claires, même si n'importe qui a le droit de corriger un programme en GPL, une version du produit patchée par un tiers n'est en général plus supportée par l'éditeur.

Le support, du haut en bas de la pile

Il reste quand même à traiter le support du bas de la pile.  On appelle "pile logicielle" l'ensemble des composants constituant une plate-forme logicielle.  Par exemple, de bas en haut :  Linux, Apache, PHP, progiciel, extensions et configuration.

Dans cette pile, les composants du bas, validés par des millions de déploiements, sont d'une robustesse extrême. Plus on remonte dans la pile, plus on est dans du spécifique, plus la base d'utilisateurs est réduite, et donc plus la possibilité d'anomalies et le besoin de support sont grands.

A tel point que certains utilisateurs seraient prêts à faire l'impasse sur le support du bas de la pile. Leur besoin central est d'avoir un bon support sur le produit qu'ils ont déployé, et sur les développements spécifiques de leur prestataire.  Et à la rigueur, si leur support de niveau 2 leur dit que tel problème relève d'un bug Apache, ils compteront sur lui pour le contourner, ou proposer une version nouvelle. Ces clients se tourneront soit vers le support de l'éditeur soit vers leur prestataire intégrateur, mais non vers un support généraliste.   

Au final, la situation est la suivante : sur les couches hautes, intégrateurs et éditeurs Open Source revendiquent le support, tandis que sur les couches basses, le besoin de support est sensiblement plus faible.  

Le business model du prestataire de support Open Source, qui était le modèle fondateur des SSLL, a du plomb dans l'aile.   Alors, restera-t-il une place pour les prestataire Open Source ?  Hors du seul support, deux voies sont ouvertes. 

L'éditeur-intégrateur

La première est celle de l'éditeur-intégrateur. Intégrateur de son propre produit, éditeur qui n'a que lui-même comme intégrateur. Pour l'éditeur, la prestation d'intégration c'est la perspective de revenus immédiats. Pour l'intégrateur, tenir un rôle d'éditeur c'est une visibilité très forte, et l'espoir de valorisations importantes. C'est donc un modèle tentant, de part et d'autre, mais ce peut être un piège également.  

Le métier d'éditeur est un métier à fort investissement, à forte prise de risques et fort potentiel de gains. Mais le métier d'éditeur Open Source est bien plus dur encore, car il ne devient rentable qu'avec de très grands volumes, c'est-à-dire donc une position de leader mondial sur son domaine. La contrepartie, c'est qu'avec l'Open Source il est possible de devenir leader mondial en 18 mois, si l'on a un produit excellent.  Mais du moins, dans le monde du logiciel propriétaire, un petit éditeur peut survivre ;  pas dans le monde du libre. 

L'éditeur qui ne peut pas vivre de son seul produit, de son offre de support ou de ses licences 'entreprise' payantes, ayant besoin de financement, sera tenté d'assurer lui-même la prestation sur son produit. Mais faisant cela, il se place en concurrent de tous ses possibles intégrateurs, et aura donc beaucoup de difficultés à construire son réseau, obligatoire pour un déploiement mondial.   

A bien y regarder, en réalité, une majorité des éditeurs Open Source leaders d'aujourd'hui ont en fait vécu à leurs débuts comme intégrateurs de leur propre produit, dans leur propre pays. Citons par exemple MySql, eZpublish ou TinyERP. C'est au moment de quitter leur marché local pour partir à l'attaque du reste du monde qu'ils ont dû se recentrer sur leur strict métier d'éditeur. Le business model de l'éditeur-intégrateur peut être une étape transitoire, le palliatif d'un manque de capitaux d'amorçage. Au delà, il devient une voie sans issue.

Alors, restera-t-il une place pour les prestataire Open Source ?

Il reste bien sûr le métier d'intégrateur Open Source. L'intégrateur Open Source est celui qui construit une expertise sur une diversité de solutions, est capable non seulement de les déployer et de les configurer, mais aussi de construire de véritables plates-formes, de véritables systèmes d'information à base d'une diversité de composants.  Et bien entendu, assure le support de ce qu'il a construit.

Intégrateur Open Source, un métier banalisé ?

L'intégration de solutions Open Source est-il déjà un métier banalisé ?  Y a-t-il une différence fondamentale entre intégrateur tout court et intégrateur Open Source ?   Après tout, il arrive aussi aux SSII généralistes d'intégrer des composants Open Source. Le feraient-elles moins bien ?

La vache à lait, et le dilemme de l'innovateur

Une première analyse est que, à chaque révolution, qu'elle porte sur la technologie ou le modèle économique, les acteurs en place sont devant un dilemme inextricable que l'on peut résumer à "peut-on se permettre de tuer la vache à lait historique ?".   

Le phénomène est connu, et a été parfaitement analysé, dès 1997, par C. Christensen dans The Innovator's Dilemma. Compagnies aériennes traditionnelles contre compagnies low-cost, opérateurs téléphoniques historiques contre nouveaux entrants triple-play, mais aussi IBM contre Microsoft, et maintenant Microsoft face à Google. Pour attaquer le nouveaux marchés issus de la rupture, il faudrait tuer la poule aux oeufs d'or du marché ancien, où l'on est en position dominante.

L'opposition libre vs propriétaire, pour les intégrateurs, est du même acabit :  un intégrateur traditionnel ne peut pas renoncer à la manne qu'il tire du logiciel propriétaire, ses licences chères, ses prix de jour élevés et ses fortes marges. C'est pourquoi l'intégrateur généraliste pourra faire de l'Open Source de manière opportuniste, mais privilégiera les solutions propriétaires chaque fois qu'il aura les mains libres.

Une culture de la veille et de l'investissement

Mais ce n'est pas tout. L'Open Source est extrêmement prolifique, dynamique, mouvant. Construire et cultiver une expertise diversifiée dans ce domaine requiert un véritable investissement, mais aussi une culture d'entreprise spécifique, une affinité avec le système de valeurs spécifique du logiciel libre. Il est difficile d'être purement opportuniste dans ce domaine, et c'est pourquoi les intégrateurs Open Source doivent y construire une vraie spécialité.

C'est clairement là qu'est l'avenir des prestataires Open Source. Et vu la pénétration croissante de l'Open Source en entreprise, c'est un bel avenir.