Les arbitrageurs, ces parasites qui racolent sur les sites des médias
Ces petits malins du Web achètent au CPC des emplacements qu'ils rentabilisent grâce à des "articles" eux-mêmes truffés de publicités. Au détriment de l'expérience utilisateur.
Avec chacun près de 150 de millions de dollars de levés et quasiment autant de gagnés chaque année, Taboola et Outbrain sont devenus en quelques années de véritables colosses de la publicité en ligne. Des géants dont les solutions de recommandation de contenus sont d'autant plus appréciées des éditeurs que ces derniers obtiennent, au moment de la signature du contrat, des promesses de versements mensuels garantis.
Au menu : des blocs situés en bas de page des articles avec des vignettes qui permettent aux annonceurs de mettre en avant leur marque ou leur produit, aux éditeurs de promouvoir leurs papiers les plus populaires… et à des petits malins, les arbitrageurs, de faire beaucoup d'argent. Dans une logique de courtage pure et dure, ces derniers achètent au coût-par-clic (CPC) des emplacements dans ces blocs de recommandation pour amener l'internaute sur une page qui leur permettra de rentabiliser leur mise de départ.
Tous les éditeurs français qui travaillent avec Outbrain et Taboola sont infectés
Le Figaro, Le Point, Le Monde, 20 Minutes, Le Parisien, Libération… Tous les éditeurs qui collaborent avec Outbrain en France sont envahis par ces vignettes renvoyant vers des sites dont les responsables sont aussi obscurs que malins. Même constat du côté d'Europe 1 qui travaille avec Taboola.
Les "articles" de Pausefun, Tribunal du Net, Secret Showbizz ou encore Afrizap y côtoient les annonces d'annonceurs et d'éditeurs premium… Et la pratique prend une toute autre ampleur lorsque l'adresse IP de l'internaute est localisée à l'étranger, le rendant moins attractif pour les annonceurs. Il devient alors bien difficile de trouver ces dits annonceurs. Sur Le Monde, cinq des neufs appels du bloc vendu par Outbrain sont achetés par Planète Zen lorsque l'article est consulté depuis une IP américaine.
Tous ont recours à la même tactique : proposer un titre et un visuel le plus racoleur possible pour convaincre l'internaute de cliquer… et le faire atterrir sur une page qui se distingue plus par les innombrables publicités qu'elle embarque que le maigre contenu édito qui y est affiché.
Pop-up qui apparaissent dans tous les sens, pré-rolls impossibles à "skipper", diaporamas de 20 photos et autant d'encarts publicitaires… La landing page a tout du sapin de Noël publicitaire et l'accès au contenu édito initialement recherché est un vrai chemin de croix. Cerise sur le gâteau : toutes sont également truffées de blocs Outbrain renvoyant vers certains de leur congénères.
Pour les auteurs des pages, il suffit d'arbitrer entre ce qu'ils dépensent pour acheter les espaces qui leur amèneront des lecteurs et ce que ces derniers leur rapporteront. Magie de la recommandation de contenus, ils paient Outbrain d'autant moins cher que les taux de clics sont bons. Pour l'internaute, en revanche, l'expérience est bien évidemment moins agréable. Quant à l'annonceur dont les contenus se retrouvent parachutés au milieu de ce "bazar", mieux vaut qu'il oublie sa "brand safety".
Des éditeurs complices silencieux qui touchent leur chèque
Et l'éditeur dans tout ça ? Il se retrouve pieds et poings liés par les gros chèques garantis que lui verse le service de recommandation de contenus. Et il n'a pas son mot à dire, quand bien même il serait un tant soit peu soucieux de préserver un environnement publicitaire premium au sein de ses pages.
Ce train infernal n'est donc alimenté que par un seul moteur : l'argent que versent les arbitrageurs aux services de recommandation de contenus. Des fortes sommes qu'ils ont bien du mal à refuser, eux-mêmes tenus par les "revenus garantis" qu'ils promettent à leurs clients.
Victor Charpin, le directeur général adjoint de Ligatus Europe du Sud, autre service de recommandation de contenus qui travaille notamment avec RTL et Les Echos, est familier du dilemme Il explique devoir refuser régulièrement des deals pourtant très avantageux, afin de préserver la qualité de son offre. "Certains acteurs peuvent vous proposer d'investir jusqu'à un million d'euros par mois, soit deux fois plus que ce que vous proposent vos annonceurs premiums", confesse-t-il.
S'il est très difficile de dire non à tant d'argent, et encore plus de faire comprendre sa décision à ses commerciaux, cette exigence semble salutaire. Victor Charpin fait un parallèle avec une pratique très répandue dans l'univers encore jeune du search, autour de 2004. "Des courtiers de ce genre achetaient des mots-clés à Google et Yahoo et faisaient atterrir l'internaute sur une landing-page elle aussi truffée de liens sponsorisées grâce auxquels ils se rémunéraient".
"Certains arbitrageurs peuvent proposer jusqu'à un million d'euros par mois"
Les conséquences pour l'internaute étaient bien évidemment déplorables. Pensant atterrir sur une page satisfaisant sa requête initiale, l'utilisateur devait revenir à son point de départ, déçu par le résultat du moteur. Google comme Yahoo ont rapidement dû mettre le hola. Google a notamment mis en place une politique "anti-farmlink", interdisant d'acheter des mots-clés s'ils ne menaient pas à du contenu tangible. "La décision a été à court-terme douloureuse pour les finances de ces deux géants mais bénéfique à moyen", estime Victor Charpin, à l'époque salarié de Yahoo. Pour cause, 20 à 30% de leur chiffre d'affaires était selon nos informations concernés par la pratique. Aujourd'hui, l'épisode n'est pourtant qu'un lointain souvenir.
Taboola, Outbrain et cie se retrouvent donc aujourd'hui dans la même position que Google et Yahoo il y a un peu plus de 10 ans. S'ils ne se décident pas à s'amputer de cette source de revenus malsaine, leurs clients éditeurs pourraient finir par siffler eux-mêmes la fin de la récréation. Peut-être se décideront-ils à le faire lorsque Taboola et Outbrain ne pourront plus leur verser ces fameux montants garantis, ce qu'ils ont de plus en plus de mal à faire, selon nos informations. Et c'est tout un château de cartes qui risque de s'effondrer.